[ÉTAT DES LIEUX]
DERNIÈRE DANSE POUR
LES BARS POPULAIRES ?
Suite à des disparitions en série de bistrots populaires, Clutch a pris son courage à deux mains, et quelques pintes de houblon, pour mener l’enquête sur l’évolution du paysage des bars toulousains.
| Nicolas Mathé
Filochard, Père Peinard, Itinéraire Bis, Loupiote, Bistrologue, Cactus… On se confesse d’emblée, derrière l’évocation de ces bars disparus ces dernières années, on ne peut cacher une forme de nostalgie de voir s’éteindre certaines de nos adresses favorites. Mais promis, loin de nous l’idée de jouer les vieux combattants.
À vrai dire, il se trouve surtout que tous ces établissements appartiennent à une même espèce qui a tendance à se raréfier : les bars populaires. Et que cela raconte forcément aussi quelque chose de l’évolution de la ville. Nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls à s’intéresser au sujet puisque dans le cadre de la semaine « Quitter les écrans, retrouver les lieux de convivialité », concoctée par le collectif Job, la Radio de la Méduse organise une soirée autour du Filochard ce 22 mars avec projection du documentaire La dernière danse, reconstitution du décor du Filo et un débat sur la sociabilité de comptoir et la gentrification. Parmi les intervenants qui seront présents, le sociologue Pierre-Emmanuel Niedzielski est l’auteur d’une thèse intitulée « Sociabilités de comptoir : une ethnologie des débits de boisson ». Autant dire, la personne idéale pour prendre de la hauteur et définir le sujet avant de s’accouder au comptoir des bistrots toulousains.
Lui-même ancien barman, le chercheur a étudié en long et en large la multiplicité des formes et des usages pour analyser le rôle de ces lieux dans notre société. Il en a notamment tiré le concept de « co-présence désirée ». Kezako ? « Le meilleur moyen d’expliquer le terme est de se rappeler ce qui nous a manqué pendant le Covid. Même si nous avons tous un rapport complexe et personnel à l’autre, nous avons besoin de contact humain. La co-présence désirée, ce n’est pas forcément la volonté de rencontrer l’autre. C’est la possibilité d’être avec l’autre. Quelque chose de très spécifique aux bars, qui n’ a rien à voir avec les restaurants par exemple » développe Pierre-Emmanuel Niedzielski.
On assiste clairement à une standardisation, voire une industrialisation du paysage des bars
Une fois posé ce constat global, les différents usages que l’on fait d’un bistrot (seul, accompagné, assis, debout, matin, soir…) sont des choix propres à chacun et peuvent prendre de multiples formes. Mais depuis ses travaux publiés en 2018, le sociologue est formel : la diversité de l’offre est en train de se réduire à peau de chagrin : « On assiste très clairement à une standardisation, voire une industrialisation du paysage des bars qui se traduit notamment par une concentration des licences IV, souvent par des grandes chaînes. Le modèle du café populaire qui repose sur une figure derrière son comptoir fédérant autour de sa personne est en train de disparaître au profit de bars rentables qui proposent non pas une personne mais un lieu. Avec par exemple des concepts spécifiques comme les bars à cocktails », détaille-t-il.
MONEY MONEY MONEY
Sur le terrain, la plupart des acteurs confirment un vrai basculement. À la tête de l’incontournable Breughel, Yannick Grabot tente (avec un certain succès) de s’adapter à ce paysage en pleine mutation au sein duquel il fait presque office de dinosaure. Ces derniers temps, l’établisse- ment de la place des Tiercerettes s’est étendu avec notamment la création d’une cuisine. « Aujourd’hui, un bar qui ne propose pas un minimum à manger, ce n’est même plus concevable. Les pratiques des clients ont beaucoup évolué depuis le Covid. Par exemple, nous avons de plus en plus de gens qui souhaitent réserver des tables, si possible un peu à l’écart. Nous avons arrêté de le faire car c’est trop compliqué à gérer ». Également coordinateur du collectif Bar-Bars au niveau local, Yannick Grabot observe avec un certain pessimisme les transformations en cours. « Cela manque de gueules derrière les comptoirs. D’ailleurs, les comptoirs disparaissent physiquement des bars. Les loyers s’emballent, tout devient trop lisse, on privilégie les produits plutôt que l’accueil ».

L’origine du problème n’est pas diffi- cile à identifier : les bars n’échappent pas à l’implacable gentrification qui gagne la ville, chassant les classes populaires toujours plus loin. Pour Nicolas Barthélémy, patron du Café Ginette, et depuis peu du Betty Pop’s (ex Bistrologue), c’est bien évidemment la fluctuation du prix du m2 qui fait loi en matière de vie fes- tive. « Il y a 15 ans, on pouvait foutre le bordel, vu que les loyers étaient bas, les voisins ne se plaignaient pas et souvent, ils étaient même dans le bar. Plus tu paies cher, moins tu tolères. Cela détermine tout. De fait, aujourd’hui il reste très peu de bars généralistes, festifs et populaires en hyper centre. Ils sont repoussés dans les faubourgs », analyse le bistrotier. C’est ainsi en fréquentant le Breughel, et en réalisant que la plupart de la clientèle habitait aux Minimes que Nicolas Barthélémy a décidé d’y implanter Chez Ginette. Quand ce dernier a pris les rennes de son premier bar à Paris, c’était une autre époque où une planche, deux tréteaux et une pompe à bière suffisaient, où les mojitos et les IPA n’existaient pas et où l’on fumait à l’intérieur. Lui aussi déplore la tendance actuelle et tente de faire perdurer dans ses établissements un aspect populaire dont il dessine les contours : « des prix accessibles, des consos pour tous les goûts, sans spécialisation, une amplitude horaire, de la musique variée, un mélange de places assises et au comptoir… ».
Les loyers s’emballent, tout devient trop lisse, on privilégie les produits plutôt que l’accueil
DES COMMERCES PAS COMME LES AUTRES
Tous nostalgiques de l’insouciance qui régnait jadis dans les troquets ?
Il faut relativiser et réaliser que cette époque était aussi celle où la fameuse figure emblématique derrière le comptoir était quasi exclusivement un homme et où l’ambiance n’était pas toujours forcément inclusive. « Moi non plus, je ne suis pas fan des chaînes qui veulent uniquement se faire de la thune et des serveurs qui prennent les commandes avec un boîtier. Le monde change, ce n’est pas nouveau. On est passé de 400 000 bars à 18 000 en quelques décennies. Mais il existe en- core plein de supers adresses, il faut rester curieux », plaide Josselin Kerviel, historique fondateur du Filochard. Effectivement, malgré un phénomène global qui s’observe dans toutes les grandes villes, la situation à Toulouse n’est pas catastrophique. Avec le bien nommé Café Populaire, les Merles Moqueurs, Pirouette, le Rhino sans oublier la place Saint-Pierre et tous ceux recensés dans notre rubrique lieux clutchés (p.78), il ne faut pas chercher bien loin pour trouver des adresses qui respirent la convivialité dans la Ville rose. Autre signe positif, plusieurs enseignes emblématiques ont récemment trouvé des repreneurs qui perpétuent l’état d’esprit : les Tilleuls, le Delicatessen, le Petit London, le Vasco ou encore l’Evasion, repris collectivement par une bande d’amis. On a même vu apparaître, en plus de l’historique Ôbohem, des établissements créés par des femmes comme La Gougnotte ou Les Ogresses, malheureusement fermé depuis à cause d’un projet immobilier. « Le dynamisme des bars dépend toujours du contexte sociétal. Je me souviens d’une période de gros creux sous Sarkozy, avec un gros matraquage de la part de la police envers les bars, l’ambiance était assez morose », rappelle Yannick Grabot.
Il existe encore plein de supers adresses, il faut rester curieux
En retraçant l’histoire du Filochard, Josselin Kerviel, lui, décrit surtout une conception bien spécifique du métier : de par leur rôle social, les bars ne sont pas des commerces comme les autres. Pour expliquer l’empreinte qu’a laissé son ancien établissement à Toulouse, celui-ci ne parle surtout pas de concept
mais juste d’un endroit où il faisait bon être et travailler. « J’ai été trois fois témoin de mariage de clients qui se sont rencontrés au Filo, c’est pour dire », fanfaronne cet éternel optimiste selon lequel il existe forcément un bar qui correspond à chacun. Et quand il y a du monde au comptoir, c’est quand même un bon signe !