[ÉTAT DES LIEUX]
CULTURE ET IA,
JEUX D’ARTIFICE !

Dans nos oreilles, sous nos yeux, l’intelligence artificielle est déjà là. Et nous a peut-être procuré des émotions, parfois sans savoir que nous avions affaire à une IA. Il fallait bien commencer à s’intéresser à ce sujet qui va de toute façon bouleverser le rapport à la création.

| Nicolas Mathé

Vertige ! C’est peut-être le mot qui exprime le mieux le ressenti du commun des mortels face à l’intelligence artificielle. Comme l’impression de faire face à un océan de possibilités aux contours encore très flous. Et pour ne pas arranger les choses, l’actualité regorge d’occurrences sur les enjeux colossaux qui sont précisément en train de se jouer sous nos yeux. Une pétition des comédiens de doublage inquiets pour l’avenir de leur métier, Meta et Apple qui suspendent le lancement de leur assistant d’intelligence artificielle dans l’UE, accusant l’Europe de rejeter le progrès… Ou encore l’historien israélien au succès mondial Yuval Noah Harari dont le dernier ouvrage alerte sur la possibilité de voir l’IA tuer la démocratie, si elle n’est pas régulée.

IA CONFIDENTIAL

Pour se repérer dans cette forêt de problématiques, l’avantage à Toulouse, c’est qu’il y règne une vraie culture scientifique, incarnée notamment par le Quai des savoirs. L’exposition « IA : Double je », présentée par l’institution jusqu’au 3 novembre, rencontre ainsi un joli succès, confirmant l’énorme attente du public en la matière. « Quand nous avons démarré le projet, il y a trois ans, on ne parlait pas encore de ChatGPT. Par son accessibilité au grand public, c’est la forme qui a pris le dessus actuellement mais l’IA était déjà présente partout dans notre quotidien, sous d’autres formes. Face au pouvoir anxiogène du sujet, notre but n’est pas de rassurer mais simplement d’apporter une meilleure connaissance », explique Laurent Chicoineau, directeur de l’établissement. De ses fonctionnements scientifiques à ses usages, de ses risques à ses potentiels bienfaits dans de nombreux domaines, l’exposition balaye tout le spectre de l’IA dans un décor immersif, volontairement pensé en contre-pied à l’idée d’un monde virtuel. Sans oublier de restituer son historicité. « Du point de vue des citoyens, nous n’en sommes qu’au tout début. Mais depuis les années 50, l’essor de l’IA fonctionne par vagues, avec des phases d’enthousiasme et d’autres de blocage. Après un essoufflement dans les années 90, tous les projets repartent aujourd’hui de plus belle grâce au boom délirant de la big data ces dernières années », poursuit Laurent Chicoineau.



Le but n’est pas de rassurer mais simplement d’apporter une meilleure connaissance

Une accélération qui bouscule tout sur son passage, y compris la culture. Pour les artistes, l’IA peut aussi
bien représenter une menace, qu’un nouveau compagnon, une source d’inspiration ou encore un champ infini d’exploration… Des interactions qui seront au cœur du festival Lumières sur le Quai, dont la riche programmation prouve que les créateurs de tous poils se sont déjà largement attaqués à la montagne IA. À travers des installations mais aussi des spectacles comme SonIA (le 5 oct. à 19h30 et 21h au Jardin du Grand Rond), pièce imaginée par Marie Vauzelle suite à sa participation au Groupe artistique d’exploration scientifique, organisé entre autres par le Quai des Savoirs en avril 2022. « Je ne connaissais pas spécialement l’IA, je suis arrivée vierge de tout préjugé et ce qui m’a passionné, ce n’est pas tellement la question du langage mais le rapport entre les cher- cheurs et les robots », confie la metteure en scène de la compagnie MAB.

Après plusieurs résidences au sein du laboratoire toulousain LAAS- CNRS, où des volières sont installées pour tester des drones, elle a eu l’idée de reproduire ce dispositif très circassien dans l’espace public, pour mettre en scène un ballet intime entre une danseuse-créatrice et sa créature-drone. Sans didactisme, le spectacle entend ainsi questionner, par le sensible, les grands enjeux de l’intelligence artificielle. « La relation homme-machine a toujours fasciné. Or ce que j’ai observé était très concret, pas spectaculaire du tout, avec beaucoup de tentatives ratées. Mon rôle n’est pas de juger l’IA. Bien sûr qu’il y a des risques, mais ce que j’ai vu dans ce laboratoire public, ce sont des chercheurs qui souhaitent partager leurs connaissances et mettre l’IA au service de l’intérêt général. C’était beau et émouvant, il était important de retranscrire ça en débarrassant le sujet de tous les fantasmes », appuie Marie Vauzelle.


RÉGULE MOI SI TU PEUX

Plus qu’un simple sujet de réflexion, c’est quand l’IA est intégrée au processus artistique qu’elle remet fondamentalement en question la définition même de la création. Comme quand les emblématiques rappeurs toulousains Big Flo et Oli utilisent, pour le clip de leur chanson « Ça va beaucoup trop vite », un logiciel qui a généré plus de 49 000 images, sans aucune intervention humaine. Ou quand la start-up Hexachords, née à Toulouse, développe Orb Composer, une intelligence artificielle capable de composer instantanément un morceau de musique dans la tonalité, la couleur, l’ambiance et la durée exacte souhaitées par son utilisateur. Les exemples sont de plus en plus nombreux et de plus en plus proches de nous. Certains poussent même la démarche encore plus loin, à l’image de Monsieurcruz, artiste toulousain qui se revendique créateur en intelligence artificielle. La découverte du prompt, comme on appelle les instructions ou série de directives données à une IA pour accomplir une tâche, fut pour lui une révélation. Formé aux beaux-arts de Toulouse mais craignant la galère, Jean-Louis Cruz, de son vrai nom, a bifurqué vers d’autres sphères pendant 20 ans. Après avoir été directeur artistique de magazines puis réalisateur de publicités ainsi que de reportages partout dans le monde, il a ressenti le besoin de revenir vers ce qui le faisait véritablement vibrer. « La découverte de l’IA a été le déclic. L’art est un long apprentissage qui nécessite une pratique journalière. Or, voilà qu’un outil me permettait de restituer tout ce que j’avais pu voir et vivre, notamment en Afrique, sans avoir à rééduquer ma main », explique le créateur. Pour réaliser ses images à l’allure de peintures ou de photographies, selon ce qu’il souhaite, ce dernier discute donc avec un logiciel. Il décrit un contexte d’époque, une lumière, une texture, un décor, une attitude, des vêtements.



Il ne faut pas se laisser berner par ceux qui veulent tirer profit de l’IA : commerçants, industriels ou même politiques. Il faut s’en emparer.


Chaque mot doit être très précis : « c’est comme si j’étais un directeur artistique avec un budget illimité et les meilleurs artistes à disposition pour fabriquer les images que j’ai en tête. Au bout de plus d’un an de pratique, l’IA me sort rapidement des rendus que j’aime, avec une patte qui me ressemble. C’est aussi plaisant qu’inquiétant ». Si ses créations trouvent un écho auprès du public, et même de certains acheteurs, sans surprise, sa démarche provoque aussi beaucoup de rejet. « On me dit que je ne fais pas de l’art et je le comprends mais mon fonctionnement s’apparente à toute création humaine. En réalité, personne ne crée vraiment, on ne fait que récupérer et remâcher des influences. J’entends aussi que n’importe qui pourra faire de l’art avec l’IA, sauf qu’il faudra toujours réussir à se démarquer », rétorque-t-il.

Mais au delà d’un Monsieurcruz qui annonce clairement la couleur, les inquiétudes causées par la présence de l’IA dans la culture concernent surtout les questions d’éthique, d’authenticité, de propriété intellectuelle… Redoutant une spoliation massive, les acteurs du secteur réclament d’ailleurs une réelle transparence des données utilisées par les IA génératives. Pour le directeur du Quai des Savoirs Laurent Chicoineau, les enjeux de régulation ne sont finalement pas si nouveaux : « une technologie est toujours ambivalente, il ne faut pas se laisser berner par ceux qui veulent en tirer profit : commerçants, industriels ou même politiques. Il faut s’en emparer, se l’approprier pour réaliser par soi-même qu’elle peut être bluffante, surprenante, parfois décevante. Et ainsi appréhender la manière dont on fera pour vivre dans ce monde là. Parce qu’il le faudra ».