[ÉTAT DES LIEUX]
Toulouse ville noire,
le cercle polar !

Le visage marqué par les affres du temps, l’air désenchanté de celui qui se noie dans la noirceur d’un monde injuste, Clutch a mené l’enquête sur un genre bien plus profond qu’il n’y paraît. Bienvenus dans le milieu du polar toulousain.

| Nicolas Mathé

Cet été, ils ont encore été légions à être dévorés sur les plages et autres lieux de villégiatures. Dans un secteur de l’édition globalement en difficulté, les polars maintiennent fièrement leur rang et voient même leur public s’élargir à mesure que le genre gagne ses lettres de noblesse. En 2018, 17 % des œuvres de fiction vendues en librairie étaient du polar, une part de marché qui ne cesse de progresser ces dernières années. La littérature policière truste d’ailleurs régulièrement les premières places des ventes de bouquins avec de véritables auteurs stars qui ne sauraient toutefois refléter la richesse d’un genre qui se diversifie. Pour suivre la trace de ce dernier dans la Ville rose, tout bon enquêteur sait d’office qu’il faut prendre la ligne A du métro direction Basso Cambo. Chaque année, vers fin septembre, début octobre, c’est au festival Toulouse Polars du sud (voir Zone Libre p.8) que l’on se rend pour prendre le pouls d’une scène toulousaine du roman noir particulièrement vivante. L’occasion d’y croiser, entre autres, les nombreux auteurs locaux qui mettent en scène Toulouse et la région dans leurs ouvrages (voir Court-circuits). Mais aussi toute la faune polaristique constituée de passionnés, d’éditeurs et de policiers eux-mêmes qui décernent tous les ans le très recommandable Prix de l’embouchure, via l’Amicale des personnels de la police nationale. Il suffit de voir la liste des lauréats, qui doivent être originaires du Sud Ouest ou situer leurs romans dans la région, pour avoir une idée des talents locaux.

Autre piste qu’il serait fort préjudiciable de négliger, celle menant à la librairie Série B, située dans les petites ruelles du centre-ville, à deux pas du Capitole. Créée il y a plus de 10 ans par Renaud Layet, elle est une des rares en France à être dédiée au polar, et à la littérature de genre en général. Dans un décor atypique parfaitement adéquat, le libraire, fan de Manchette et Simenon, envisage sa boutique comme un espace de rencontres et d’échanges entre lecteurs et écrivains, « un lieu d’accueil naturel de tous les auteurs de polar de la région, qu’ils soient reconnus ou débutants ». Parmi les rayons bien garnis de
la librairie Série B figurent en bonne place les ouvrages marqués du sceau des éditions Cairn. Née en 1997 à Pau pour publier des ouvrages centrés sur le Grand Sud et les Pyrénées, de l’Atlantique à la Méditerranée, la maison s’est ouverte au polar en 2013 avec la création de la collection Du Noir au Sud. « Le projet était d’utiliser les romans policiers comme un autre façon de parler du territoire, avec notamment l’idée de mettre autant que possible le nom des lieux dans les titres des livres. Il a fallu tout construire, j’ai fait le tour des gens que je connaissais pour leur demander des textes et ça a très vite, très bien marché », raconte Gilbert Noguès, le directeur de la collection en question. Celle-ci publie une vingtaine de titres par an et compte à ce jour plus de 160 parutions. L’une des dernières en date s’intitule d’ailleurs Du Noir à Toulouse , qui présente l’originalité d’être un recueil de nouvelles policières toutes situées dans la ville. Écrits par quelques uns des auteurs maison comme Patrick Caujolle, Serge Nicolo ou Cécile Douelle, ces courts récits haletants nous embarquent dans la face sombre de la Ville rose, du côté des musées Dupuy et des Augustins, de la forêt de Bouconne, du Jardin des Plantes, du cimetière Terre Cabade, du Port Saint-Sauveur ou encore d’une cave du centre-ville au temps de la libération. « Comme toute grande ville, Toulouse est particulièrement propice au polar. De par sa diversité géographique mais aussi par son histoire, comme celle de l’exil des républicains espagnols qui est un terreau fertile. Dans les romans policiers, la ville est un personnage au même titre que le flic et les lecteurs sont très friands de reconnaître des lieux qu’ils connaissent, c’est l’effet miroir », dévoile Gilbert Noguès.


Un bon polar est une vrai incursion dans la société, dans les bas-fonds d’une ville ou après des élites intouchables

ENCRE ET RÉALITÉS

Dans le polar peut-être plus que dans toute autre forme de littérature, le lieu de l’action occupe
en effet une place majeure. « C’est ce qui donne toute son épaisseur au livre. À travers les descriptions de lieux, on transmet un vécu. Moi j’étais fatiguée de retrouver des histoires de flics usés alcooliques avec Paris comme décor systématique. J’ai naturellement choisi de situer les miennes dans un environnement familier, forcément chargé d’émotions », témoigne Céline Denjean, l’une des autrices de roman policier les plus en vue du moment, lauréate du Prix Polar du meilleur roman francophone au prestigieux festival de Cognac en 2018 pour Le Cheptel. Ses intrigues se déroulent principalement dans les Pyrénées, là où elle a grandi et est revenue vivre récemment, et à Toulouse, où elle est née et a longtemps vécue. « Les Pyrénées, c’est la verticalité qui a forgé en partie mon imaginaire. Et Toulouse, c’est une ville extraordinaire qui concentre toutes les problématiques actuelles : logement, gentrification, exclusion… Observer une ville changer, voir l’évolution du mobilier urbain comme, par exemple, la disparition des lieux pour s’asseoir, offre une matière très précieuse », précise la romancière. Parmi ce qui fait la signature rafraîchissante de Céline Denjean dans un genre très codifié, figure ainsi son écriture indéniablement engagée qui l’inscrit dans une vieille tradition du polar comme lieu de critique politique. « Un bon polar est ancré dans les réalités sociales, économiques, culturelles. C’est une vraie incursion dans la société, dans les bas-fonds d’une ville ou auprès des élites intouchables. Il s’agit d’investiguer sur un univers et d’en donner à voir la face cachée », assure-t-elle.

Outre le rythme et le suspens, ce qui fascine aussi dans le polar c’est la dimension psychologique des personnages. Un domaine dans lequel se distingue particulièrement Céline Denjean qui nous fait entrer dans plusieurs de ses ouvrages dans la tête du coupable. Intriguée depuis l’enfance par la question du mal et de la méchanceté, elle s’est ensuite passionnée pour la criminologie. Après des études de droit, elle a exercé pendant longtemps le métier d’éducatrice spécialisée dans lequel elle a été confrontée à ses interrogations fondamentales sur la transgression et la violence : « La question du point de bascule, du passage à l’acte, est à la fois fascinante et effrayante, c’est au centre de mes livres ». Sous la plume d’auteurs comme Céline Denjean, le polar, souvent réduit à son aspect strictement divertissant, parfois encore considéré comme une forme de littérature secondaire, revêt en réalité une forme bien plus profonde qui n’échappe pas au grand public.

LES CHRONIQUES JUDICIARES DE TOULOUSE

De la fiction à la réalité, il n’y a souvent qu’un pas en matière de crimes. Chroniqueuse judiciaire, Élise Costa a publié en février 2023 Les nuits que l’on choisit (Éditions Marchialy). Elle y raconte son quotidien de jounaliste dans les palais de justice de Toulouse et revient sur des affaires d’envergure nationale qui l’ont marquée comme le meurtre d’Eva Boursault ou l’affaire de la joggeuse de Bouloc.

POLAR ET FÉMINISME

Avec plusieurs romancières, Céline Denjean est à l’origine du collectif Les louves du polar. Le but : agir contre la moindre visibilité des écrivaines dans le polar alors qu’elles représentent entre 30 et 40 % des auteurs. « On est pas des chouineuses, on se valorise les unes les autres, on mène des actions auprès des librairies, on attire l’attention des médias. C’est important que nous prenions notre place, cela favorise l’émergence de personnages moins archétypaux. Les femmes ne sont pas que des victimes, elles peuvent aussi faire preuve de cruauté ».