« Moi, la première fois que j’ai vu Astérion, j’avais quatre ans », dit ce jeune passionné ; « Mais
non, c’est elle la méchante, regarde !
», explique une petite en pointant Lilith ; « Pour moi, il y a
une histoire d’adultère…
», déclare cette femme avec assurance à sa copine, « tu vas voir, il va
lui dire ses quatre vérités
», ajoute-t-elle alors que le minotaure fait face à Lilith sur le Pont
Neuf. Autant pour le joli livret du spectacle distribué à la foule… (et téléchargeable ici)

Certains les appellent encore « machines » mais beaucoup les nomment – Astérion, Ariane, Lilith – les personnalisent. Ils vivent cet opéra urbain avec excitation, persévérance (ô combien), attention, obstination (mais si, on peut tenir à 5000 rue du Taur) admiration et même passion. On soupçonne d’ailleurs les Toulousains d’avoir leur chouchou, Astérion, autoproclamé protecteur de la ville rose à son arrivée en 2018. Début inauguré par le premier opus du Gardien du Temple. À quoi tient cette affection, ce sentiment tout humain accordé à ces monstres de technologie ? Car tout est visible : les moteurs, batteries, câbles, connectique, ordinateurs, vérins et, nouveauté avec Lilith, les manipulateurs équipés d’exosquelettes (un manipulateur par patte et un par bras en « mode spectacle ») leur permettant de mouvoir la bête avec finesse.

Le diable se cache dans les détails

Malgré cette machinerie, un lien fort se noue, qui passe par le bois, les yeux, les voix ? Des voix qui déambulent avec eux, Mathilde pour Lilith, avec des yeux aussi bleus que celle qu’elle incarne et l’impressionnant Sylvain Frot, pour Astérion. Vous les avez vus et entendus grogner, grincer, soupirer inventer des vocables venus d’ailleurs. Et la musique qui continuellement les accompagne, composée, orchestrée, (dansée, même) par Mino Malan. Le plus souvent elle est jouée en live, au creux des oreilles de colosses mélomanes. Une musique, bientôt disponible, qui colle à la peau de ces géants, qui sait être douce, violente ou enjouée, nostalgique ou rythmée.

« On ne sait pas pourquoi on attend si longtemps pour voir ça, mais quand on les voit de près, on comprend », dit une femme. « Ne passons pas à côté des projecteurs à musique. », prévient
celui-ci, connaisseur. « Boah, ce doit être la fin d’une manif », explique doctement un homme
attablé à la terrasse d’un café ; « Non mais aujourd’hui, c’était magique, c’était un jour en
couleurs !
», assure un gars, la 8.6 à la main. Le spectacle est partout, la scène est une ville et
vice-versa.

Après, il faudra courir à la Halle de la Machine* et regarder ces personnages de près : les tatouages ésotériques, les cicatrices de combats dantesques, les blessures et ongles cassés, qui racontent « une vie », impriment un passé dans la machine futuriste, font naître notre curiosité animale et/ou intellectuelle, c’est selon. Dans le bois de la « peau » d’Astérion sont incrustés de superbes signes dorés venus de temps mystérieux, les bijoux de Lilith, sa coiffure complexe fascinent autant que ses yeux. Le Diable se cache dans les détails.

Lucifer ? Il était bien question de lui aussi, et pas seulement dans le livret. La communication de la compagnie La Machine doit remercier en son fort l’Église qui a si bien contribué à promouvoir ce spectacle sulfureux, en tremblant de voir s’installer cette Lilith un peu trop libre, un peu trop séduisante, pas conforme dans notre bonne capitale occitane. Voir pour cela le savoureux article du confrère Stéphane Thépot dans Libération et ici.

Évidemment que la foule immense a un peu râlé, coincée, le mal aux pieds, perdue parfois, les fesses au frais pour attendre des heures le final en bord de Garonne, autant de petites peines oubliées devant un spectacle unique. C’est toute une ville qui s’est mise au service de cet opéra hors norme, préparé depuis deux ans, mais bien entendu que tout le monde n’apprécie pas. L’argument budgétaire ressort souvent : 4,7 millions, c’est beaucoup. C’est 500m d’autoroute, une demi station de métro controversé, un peu moins que l’ensemble des caméras de Toulouse. Non, cet argent n’irait de toute façon ni aux cantines des écoles, ni aux sorties des enfants, ni à l’hôpital, ni aux associations. Question de politique. Heureusement, pour apaiser tout le monde, le clergé avait, avant le spectacle, célébré une messe œucuménique pour protéger les Toulousains du Malin et on dirait bien que ça a marché…

*Lilith restera en sommeil du 1er au 11 novembre à la Halle de la Machine.