[CULTES]
PRINCESSE MONONOKE :
l’esprit de la forêt

Comment – et pourquoi une œuvre – devient-elle culte ? Tentative d’explication avec Princesse Mononoké, l’indispensable film fantastique de Hayao Miyazaki.

| Baptiste Ostré

Il était une fois, une forêt magique. Une princesse, sauvage. Un prince déchu, des dieux et des démons. Il était une fois, un film culte : Princesse Mononoké, relecture écolo de La Belle & la Bête par Hayao Miyazaki.

Sorti en 1997 au Japon, Princesse Mononoké bat des records d’entrées, au point de toujours figurer dans le top 5 des plus grands succès de film d’animation de l’archipel. En dépit de ce triomphe, trois ans s’écouleront avant qu’il n’atterrisse dans nos salles, au mois de janvier 2000. Encore faut-il être chanceux : avec moins de 100 copies en distribution à travers notre pays, le film n’est pas attendu comme un événement de ce début d’année – la place est trustée par le phénomène Sixième Sens de M. Night Shyamalan.

Le nom même de Hayao Miyazaki est encore loin d’être familier aux oreilles du grand public. La carrière du réalisateur sur grand écran a pourtant débuté en 1979, avec Le Château de Cagliostro, adaptation d’Arsen Lupin qui patientera 40 ans avant de sortir dans nos salles, en 2019. Ce n’est qu’en 1995 qu’un film de Miyazaki se fraye pour la première fois un chemin dans nos cinémas, et de manière ultra-confidentielle : il s’agit de Porco Rosso, dont la sortie japonaise date, elle, déjà de 1992. Même le célèbre Totoro, mascotte du studio Ghibli, fondé par Miyazaki et son confrère Isao Takahata (célébré pour son bouleversant Tombeau des Lucioles), n’a atterri sur nos écrans qu’en 1999 – bien que le film date de 1988.

Princesse Mononoké impose le nom de Miyazaki dans les imaginaires cinéphiles

POLEMIQUES
En cette fin de vingtième siècle, la France n’est pas encore le second pays du manga qu’elle est aujourd’hui devenue. Loin d’être reconnue pour ses qualités artistiques ou thématiques, l’animation japonaise reste cantonnée à un petit public de niche, portant grâce au bouche à oreille des œuvres devenues aujourd’hui incontournables comme Akira ou Ghost in the Shell. Soit trop violent soit trop niais et donc uniquement réservé à des gosses sans goût ni éducation, l’animé est la plupart du temps considéré avec un mépris assez extrême.

Popularisant le genre durant dix ans de règne sur le petit écran, la mythique émission de télévision jeunesse Le Club Dorothée en fera régulièrement les frais, ses choix de programmation soulevant plusieurs fois la polémique. La plus célèbre restant celle lancée par Ségolène Royal, accusant peu ou prou l’émission de « voler l’enfance des tout petits ». Reste que, de 1987 à 1997, la télé a ouvert notre imagination précoce grâce à des œuvres comme Ken le Survivant, Les Chevaliers du Zodiaque, Dragon Ball… Ou Sherlock Holmes, série inspirée de l’oeuvre de sir Arthur Conan Doyle, au générique de laquelle on retrouve le nom d’un certain Hayao Miyazaki. Le style du réalisateur nous était ainsi déjà inconsciemment familier, grâce à la bonne vieille TV cathodique.

Durant ces premiers jours de l’année 2000 où l’euro n’a pas encore remplacé le franc, une partie des gamins de la « génération Dorothée » est désormais ado, voire jeune adulte. Avec ses scènes de batailles sanglantes, Princesse Mononoké est alors le film le plus sombre et graphiquement violent de Miyazaki, une œuvre clairement non destinée au jeune public. Une tonalité adulte maîtrisée, qui arrive à point nommé pour rencontrer une génération de spectateurs arrivée à maturité… et devenir ainsi culte.

ECOLO & FEMINISME
Par ailleurs, en cette époque cynique précédant le nouveau millénaire, l’Occident remet en cause son mode de vie basé sur la consommation et l’abondance des biens au travers de films tout aussi cultes, comme Crash, Fight Club ou Matrix (ces derniers étant tous deux sortis en 1999).

Puisant son inspiration dans les philosophies animistes et shintoïstes, le Japon féodal fantastique de Princesse Mononoké nous familiarisait avec la possibilité d’entretenir d’autres rapport avec notre environnement. Il se situe précisément à un point de bascule de l’Histoire du Japon, lorsque les humains se mettent à croire qu’ils peuvent contrôler et dominer la nature. Avec une certaine avance sur notre temps, Miyazaki met ainsi en perspective l’épineuse question de l’épuisement des ressources : plus les humains croissent et industrialisent, plus les dieux et l’esprit de la forêt régressent et disparaissent.

Au cœur d’une forêt primitive et magique, basée sur la véritable forêt de l’île Yaku, Princesse Mononoké ouvrait ainsi une brèche sur les notions de (dé)croissance et d’écologie, ainsi que de féminisme – de San à Dame Eboshi jusqu’aux ouvrières du village des forges regroupées autour de l’indépendante et forte-tête Toki, ce sont les femmes les plus adultes et responsables -. Refusant tout manichéisme, ses thèmes et ses personnages entrent ainsi en résonance avec les remises en question sociales du monde actuel.

Attirant près de 700 000 spectateurs dans nos salles, Princesse Mononoké n’a certes pas été un fulgurant raz de marée, mais demeure bien plus qu’un petit succès d’estime : il impose le nom de Miyazaki dans les imaginaires cinéphiles. Il prépare également le terrain pour la véritable explosion de la « Ghibli Mania », qui interviendra un an plus tard avec la sortie du Voyage de Chihiro.

Dans la foulée, tous les films passés et à venir de Miyazaki finiront par trouver leur chemin dans les cinémas français.


C’est ainsi qu’ils vécurent cultes, à jamais.

On se quitte sur la (toujours) sublime bande originale du fidèle compositeur Joe Hisaishi