CULTURE & QUARTIERS POPULAIRES : Zones franches
Dans un contexte financier délicat, de nombreux acteurs culturels colmatent les brèches pour résorber la fracture entre Toulouse et ses quartiers populaires. Un enjeu majeur dans les deux sens et un continent riche aux mille visages. Etat des lieux.
| Nicolas Mathé
« Les quartiers populaires de Toulouse, c’est Toulouse ». Cette phrase, Salah Amokrane la martèle depuis plus de 20 ans. Preuve que malgré une apparente banalité, il y a toujours besoin de le rappeler. Toujours actif sur le front politique, l’ancienne tête de proue des Motivé.s mène aussi la bataille sur le champs culturel au sein du Tactikollectif. Née en 1997, l’association effectue un travail de fonds pour lutter contre les discriminations et favoriser l’émancipation des habitants des quartiers populaires. Notamment à travers le festival Origines Contrôlées, qui explore de manière festive la mémoire de l’immigration. Ainsi qu’une précieuse collecte d’archives, en particulier sur les événements culturels dans les quartiers populaires. C’est dire si elle est bien placée pour évoquer le sujet. « Ce qu’on constate, c’est qu’il y a eu une époque, dans les années 90 et jusqu’au début des années 2000, où il y avait de grands événements dans ces quartiers : le festival Racines à la Reynerie, Ça bouge au Nord, le Rdv du 38 à Empalot…Aujourd’hui ce n’est plus le cas, les contraintes sont devenues trop lourdes. Il y a une forme de renoncement qui est liée à une forte précarisation du tissu associatif, mais c’est aussi devenu compliqué en matière de volonté politique… », résume Salah Amokrane. Les exemples ne manquent pas pour illustrer ces propos. Dont celui de l’association Dell’Arte à laquelle on devait les rencontres Toucouleurs ou le lieu culturel Le Phénix. En difficulté, la structure ne donne plus de nouvelles depuis plus d’un an.

DÉSENCLAVER LA CULTURE
On pourrait continuer d’énumérer les difficultés structurelles, comme le manque de lieux de diffusion sur lesquels s’appuyer, à l’image des centres culturels Ernest Renan au Nord, ou Alban Minville et Henri-Desbals au Sud. La réalité est aussi qu’il existe une multitude d’initiatives et d’acteurs qui agissent malgré tout. « La culture se niche partout, il y a en permanence des fêtes et des événements mais qui, faute de moyens, ont l’air d’être réservés au quartier », développe Salah Amokrane. C’est le coeur du problème : la circulation des publics. Comment casser cette frontière invisible mais bien réelle entre le centre et les marges de la Ville rose ? Une fracture territoriale héritée d’années de déséquilibre de financements. Des deux côtés, on œuvre pour lier tout ça. Et ce n’est pas nouveau. Plus vieille librairie de Toulouse, créée juste après la seconde guerre mondiale, La Renaissance a déménagé au Mirail en 1981, fidèle à sa philosophie issue de la Résistance. Un acte militant pour aller à la rencontre de nouveaux lecteurs. Aujourd’hui, tout en menant des actions auprès des établissements scolaires du quartier, la librairie accueille aussi chaque année des milliers de personnes à l’occasion du festival Toulouse Polars du Sud. Non loin de là, à l’Université rebaptisée Jean-Jaurès, le Centre d’initiatives artistiques du Mirail coordonne au sein de La Fabrique un ensemble d’actions et d’événements pour créer des passerelles entre le campus et son environnement proche. Le CIAM a par exemple été partie prenante du projet Court-Circuit, porté par le collectif Freddy Morezon, un parcours artistique visant à révéler les trésors cachés du quartier.
C’EST CELUI QUI NE NOUS RESSEMBLE PAS QUE NOUS SOUHAITONS RENCONTRER SUR NOS GRADINS
Autre structure incontournable, l’association Sozinho a, dès 2018, déclaré le quartier Negreneys comme Quartier d’Art Prioritaire. Un an plus tard naissait la Passerelle Negreneys, centre névralgique d’un projet basé sur l’accès à la culture pour tous et la réappropriation du quartier par ses habitants. De même, on ne le sait pas toujours mais l’emblématique Cave Po’ érige aussi des ponts depuis la rue du Taur. À travers des résidences d’auteur, des ateliers d’écriture et autres événements à Bagatelle, la Faourette, Papus, Tabar ou Bordelongue. Mais aussi via sa programmation qui explore régulièrement les cultures issues de l’immigration, à l’image de la Waada René Gouzenne. Pour toutes ces structures, il ne s’agit pas de jouer les bons samaritains mais d’interroger leurs propres pratiques. choisissant l’itinérance ou en organisant le festival Empalot s’Agit(e) depuis plus de 20 ans, la compagnie de théâtre L’Agit cherche d’abord à désenclaver la culture. « Au-delà de s’adresser à son semblable dans une sorte d’effet miroir, c’est celui qui ne nous ressemble pas que nous souhaitons rencontrer pendant le travail et sur nos gradins », revendique l’équipe.
QUARTIERS LIBRES
Dans le rapport entre culture et quartiers populaires, il faut aussi prendre en compte l’aménagement du territoire. Qu’il s’agisse d’embellissement, comme la Cité des Arts à Bellefontaine, parcours artistique fait à ce jour de cinq fresques monumentales. Ou d’équipements, avec comme seul véritable projet d’envergure la Cité de la Danse, qui devrait enfin voir le jour en 2027 à la Reynerie. Même si le bâtiment qui abritera La Place de la Danse ne fait pas l’unanimité, par crainte d’une structure parachutée, un peu à l’image du Metronum qui a mis environ 10 ans à trouver sa place dans le quartier de Borderouge. Mais quelle que soit la volonté politique, les quartiers populaires regorgeront toujours d’énergie créative. Avec parfois des propositions originales. Comme un restaurant associatif et culturel aux Izards, Si ma Cantine m’était contée. Ou un opéra à Papus ! Rien qu’en associant ces deux termes, le projet initié par Draoui Productions intrigue. « L’opéra a aujourd’hui une image élitiste, mais à la base, c’est un art populaire », justifie Abdelhakim Dindane, le directeur artistique de cette structure qu’il a montée pour « semer des graines ». « En sortant du conservatoire de Toulouse, j’ai vite compris que je devais avoir ma compagnie pour ne pas me faire imposer des rôles en fonction de ma couleur de peau », confie-t-il. Avec Draoui, il crée donc des spectacles et met en place des actions, comme des ateliers boxe-théâtre, pour faire émerger des talents invisibles et ainsi ne plus être « le seul comédien noir et arabe de Toulouse ». L’idée de l’Opéra de Papus est née dans le cadre de Map ton quartier, un projet fondé sur un travail avec les habitants autour de l’histoire de Papus pour ensuite le transformer en lieux de spectacle. En juin dernier, art lyrique, gwoka guadeloupéen, mapping vidéo et poésie se sont joyeusement entremêlés pour ce premier opéra de quartier. En attendant la prochaine édition, Abdelhakim Dindane va continuer à arpenter les quartiers populaires avec son Ecole artistique nomade. Peut-être le retrouvera t-on à la tête du ThéâtredelaCité ? Poste auquel il a sérieusement postulé, sans trop y croire, mais pour insuffler l’idée qu’un chemin est possible malgré le « racisme qui règne sur la scène théâtrale toulousaine », comme il l’a écrit dans une tribune.
Dans les quartiers populaires, on trouve même désormais des acteurs issus du mouvement des free party. L’association Kaonashi (Karnage Records, Kosen Production) a inauguré en février dernier le Kazokoo, un tiers-lieu culturel dans le quartier Bordelongue. « La réflexion est née pendant le Covid. Après avoir eu la tête dans le guidon pendant 20 ans, je me suis posée en me demandant que faire pour que l’humanité aille mieux et j’ai eu envie de transmettre mon expertise aux personnes éloignées de la culture », raconte Céline Le-Ven, l’hyperactive directrice. En parallèle, le projet 16 Mesures voit le jour : un catalogue innovant de modules (Hip-hop : du studio à la scène, Remix ton banger…). Couvrant tous les aspects de la création musicale, de la technique à la scène, ces formations sont proposées à des bénéficiaires en lien avec des clubs de prévention et associations comme Partage 31. Au-delà d’un métier, c’est un esprit que Céline Le-Ven veut partager : « je raconte aux jeunes que quand on a commencé, on était dans l’illégalité totale, on exprimait une colère, comme eux. C’est la source de la culture. Tout ce qui est devenu mainstream vient de la rue, de gens qui savent ce que c’est de galérer ». ![]()