[BD] Parution le 9 oct. | Editions Futuropolis | futuropolis.fr

Cet album boucle en quelque sorte notre collaboration, même si nous aurons certainement d’autres projets ensemble. Pour Le Voyage de Marcel Grob, l’histoire avait été amenée par Philippe mais nous avions déjà développé l’écriture tous les deux. Pour La patrie des frères Werner, nous avions tout fait ensemble. Cette fois, c’est mon initiative et j’aurais fait l’album tout seul quoi qu’il arrive mais le fait que Philippe ait accepté de me rejoindre a apporté une vraie valeur ajoutée à la BD : de par mon histoire personnelle durant mon adolescence, j’avais le point de vue d’une France gauchiste, soixante-huitarde, j’avais besoin que Philippe amène l’autre partie de la France des années 70, la France gaulliste, pour que l’histoire tienne sur deux pieds et sonne juste.

Tu avais donc cette histoire en tête depuis longtemps ?

Pas forcément de cette manière mais un jour il y a eu une sorte de déclic : durant la promotion du Voyage de Marcel Grob, Philippe a dit que nous étions tous porteurs d’une histoire. C’est une phrase qui m’a fait réfléchir et j’ai réalisé que mon histoire, c’était Action directe. J’ai passé mon enfance dans un milieu baba cool, hippie, flower power vers Avignon. Or un jour, en 1984, toute la bande des copains de mes parents s’est réunie pour un comité de soutien à une copine emprisonnée pour avoir hébergé un membre d’Action directe. J’avais 14 ans, c’est la première fois que j’en entendais parler, cela m’a énormément marqué. C’était un peu le tournant de la violence, alors que, jusqu’à présent, je ne voyais que le côté fun et insouciant du milieu dans lequel j’étais.

Pour autant, le sujet de la BD n’est pas seulement Action directe.

Quand j’ai raconté à Philippe mon intention de tisser une histoire autour de ce groupe terroriste d’extrême gauche, il a longuement hésité. Nous n’avions pas encore de personnage principal, politiquement, cela soulevait beaucoup de questions et sur le plan scénaristique, c’est vrai que les révolutionnaires sont chiants, trop simples. J’ai donc entamé des recherches de mon côté et je suis tombé sur Gabriel Chahine, un artiste-galeriste toulousain d’origine libanaise dont je n’avais jamais entendu parler. Cela m’a intrigué car à chaque fois que j’étais sur une piste, cela menais sur une impasse. J’ai fait une longue enquête et petit à petit, j’ai découvert la trajectoire incroyable d’un type qui dépassait totalement celle d’Action directe.

Cette enquête sur Chahine, que vous racontez dans la BD, est aussi passionnante que le récit de la traque d’Action directe.

Oui c’est aussi l’histoire d’un personnage insaisissable et complexe dans une France clivée, doté d’un charisme et d’une aisance folle. C’est simple, chaque témoignage que j’ai récolté durant l’enquête aboutissait à un rebondissement. J’ai fait beaucoup d’interview et j’obtenais toujours une vision différente de Chahine. L’apothéose, cela a été la rencontre avec sa femme, ici même à Toulouse. Là, nous sommes littéralement tombés de notre chaise. Pour nous, jusqu’alors, Chahine était un sympathisant gauchiste qui avait été tamponné par les renseignements généraux en 1974 et qui avait ensuite œuvré comme indic. Or sa compagne nous a laissé entendre qu’il travaillait avec les services de police depuis plus longtemps. On était perdu, on a dû réécrire complètement le scénario de l’album.

En quoi ce personnage méconnu a t-il eu une influence dans l’histoire d’Action directe ?

Gabriel Chahine et Jean-Marc Rouillan (un des fondateurs et figure d’Action directe, ndlr) se sont rencontrés au Florida, sur la place du Capitole, qui était à l’époque un bar de jeunes où trainaient beaucoup les militants d’extrême gauche des divers groupes de l’époque. Chahine a 20 ans de plus, il se présente comme un ancien combattant pro-palestinien, c’est lui qui met Rouillan sur la piste d’un tableau de Jérôme Bosch, L’Escamoteur, pour le voler au nom de la réappropriation prolétarienne. À l’issue de ce premier coup, une méfiance s’installe et notre histoire raconte la manière dont Chahine va retrouver la piste d’Action directe pour faire parvenir aux oreilles de certains membres la rumeur que le grand terroriste Carlos souhaite les rencontrer en vue de leur déléguer un attentat. Un piège énorme qui va mener à l’arrestation de Rouillan et de plusieurs de ses camarades. C’est donc un personnage qui a été complètement effacé de l’histoire d’Action directe mais qui a été pourtant totalement central.

La raison de cet effacement se trouve aussi peut-être dans la BD, non ?

D’une certaine façon, oui. Nous racontons qu’après l’arrivée de Mitterand au pouvoir en 1981, de nombreux militants ont été sortis de prison, dont ceux d’Action directe avec qui un pacte a été noué. On comptait sur eux pour lutter contre l’extrême droite et en échange, on leur a donné le nom de celui qui avait été à l’origine de leur arrestation. Gabriel Chahine est donc aussi le premier mort d’Action directe, en 1982, avant que le groupe ne s’engage dans une voie encore plus violente.

Pourquoi avoir décidé de vous mettre en scène avec Philippe Collin dans l’album ?

Quand nous avons rencontré la veuve de Chahine, cela a été dur de repartir sur un nouveau scénario mais tous les amis à qui je racontais nos péripéties trouvaient ça passionnant. Ce procédé nous évite ainsi d’avoir à raconter nous-même le contexte de l’époque, les lecteurs essayent comme nous de comprendre ce personnage trouble.

Cela renforce aussi la dimension humaine folle de l’histoire.

Sur un plan tout à fait personnel, ça a été une aventure incroyable avec une série de coïncidences et de surprises. Je voulais parler d’Action directe à partir de souvenir d’adolescence près d’Avignon et je me suis retrouvé à écrire l’histoire d’un type qui avait un atelier dans la même rue que celui dans lequel je travaille aujourd’hui, à Toulouse (en l’occurrence, La Mine, ndlr). Autre anecdote, un jour en discutant avec Paul Cauuet, collègue d’atelier et dessinateur de la série Les Vieux fourneaux (et artiste Clutch du numéro d’avril 2024 ! ndlr), il me dit que son père connaissait Gabriel Chahine… Bref, que des trucs de fou.

As-tu pensé à contacter Jean-Marc Rouillan durant le processus de fabrication de la BD ?

Bien sûr, j’ai lu ses livres et on a fait le choix de ne pas le solliciter. Ce n’est pas un bouquin sur Action directe mais sur la France de l’époque et sur ses enjeux politiques. Ce que raconte le livre, c’est la désillusion de la fin des années 70 et du début des années 80, qui fait écho, pour moi, à la fin de l’enfance. C’est la fin d’une parenthèse joyeuse à tous les égards. C’est aussi l’histoire d’une cause noble et de militants qui ont fini par vivre en vase clos et ne plus entendre la contradiction.

En quoi la situation politique de l’époque fait écho au climat actuel en France ?

Ces dernières années, les gens découvrent que la France est très clivée mais il faut réaliser à quel point dans les années 70, rien ne se touchait entre différentes parties de la population. Il n’y avait tout simplement pas la même façon de vivre. Il y avait Sardou et Renaud ! Effectivement, il y a cet effet miroir dans la BD.

Tu as dessiné Toulouse dans la BD, on n’oublie parfois que la ville était un point névralgique important dans cette période de grande tension politique en France.

Oui et je peux témoigner que Toulouse a bien changé, notamment la place du Capitole où il y avait des voitures partout ! Et bien sûr, on ne comprend pas Action directe, si on ne comprend pas les GARI (Groupes d’action révolutionnaires internationalises, très actifs contre la répression franquiste, notamment, ndlr) et on ne comprend pas les Gari si on ne comprend pas la résistance durant la seconde guerre mondiale. Avec la proximité avec l’Espagne, ce n’est pas un hasard si Toulouse bouillonnait de militants d’extrême gauche de tous les différents courants.

Au final quelle est ton explication personnelle sur les motivations de Chahine dans cette histoire ?

Je pense qu’il y a une part de lui qui n’a pas pu accepter la radicalisation qu’il a vu naître sous ses yeux. Mais pourquoi a-t-il aidé les RG ? Le mystère reste entier. Ce qui est sûr, c’est que c’est lui qui a dicté le tempo à un moment donné.