[ÉTAT DES LIEUX]
ART ET NUDITÉ,
CUL & CHEMISE !

Se foutre à poil sur scène, en peinture ou en photo, un geste de plus en plus difficile de nos jours ? Ce mois-ci Clutch tombe la chemise pour s’intéresser à un sujet vieux comme l’origine du monde.

| Nicolas Mathé

Être invité à coller des plumes sur le corps nu d’une femme dans une alcôve. Puis, se retrouver dans une toute petite pièce avec un sexe d’homme exhibé à une distance relativement proche. Le genre d’expérience que l’on peut vivre au Kalinka, cabaret le plus libre de Toulouse, qui avait organisé ce soir-là une sorte de déambulation des spectateurs dans ses différentes pièces. L’occasion de découvrir à tous les points de vue le célèbre Mika Rambar, artiste, danseur, performeur incontournable des nuits queer toulousaines et activiste joyeux du « genderfuck ». « J’essaie de faire réfléchir les gens sans leur dire que je les fais réfléchir. L’artistique suffit, tout ce que je fais sur scène est politique, en particulier la nudité masculine », nous avait-il confié plus tard. Et effectivement, si l’on examine le plus sincèrement possible ce que les performances du Kalinka avaient provoqué en nous, il faut évoquer la gêne bien sûr, le rire aussi et, après coup, le questionnement sur ce que l’on venait de vivre et de ressentir. Pourquoi tant de gêne ? La réponse renvoie bien sûr à la relation de chacun à son propre corps mais aussi au regard que porte la société sur le sujet.

En tout cas la nudité a ceci de fascinant qu’elle agit comme une sorte de page blanche dénuée de tous tabous sur laquelle chacun projette ce qu’il veut ou peut. D’où son aspect forcément radical et transgressif. Il y a quelques semaines, le Théâtre Garonne accueillait le spectacle Contra de la circassienne Laura Murphy. À poil pendant environ une heure sur scène, cette dernière analyse du haut de sa corde lisse, la position des corps féminins, la façon dont nous sommes supposés les regarder, avec un humour totalement décomplexé. « Sa manière de traverser la nudité est assez bluffante, Ce n’est qu’abîme et je dirais d’ailleurs que ce n’est même pas un sujet », témoigne Pauline Lattaque, chargée de communication au théâtre Garonne, qui a assisté à une des représentations.


Artistiquement, le nu est hyper intéressant, on voit tous les muscles, tout ce qui est en marche, c’est incroyable !

Si l’objectif de la nudité sur scène est, souvent, de faire en sorte qu’on finisse par l’oublier, faire le choix de se dévêtir ou de dévêtir ses acteurs ou danseurs, n’est jamais gratuit. « Depuis le début du Kalinka, notre attitude est de ne pas en faire un sujet mais de ne pas l’oublier non plus. Dans mes spectacles, j’y ai recours ou non selon les thématiques. Il n’y a pas de cahier des charges, il faut que ce soit évident dans le numéro », expose Stéphane Lafage, directeur du Kalinka et metteur en scène.

Depuis 20 ans, cette adresse emblématique dans le quartier Saint-Cyprien montre en toute décontraction ce que la société a toujours du mal à voir : des corps sous toutes leurs coutures, des gros, des fins, des poilus, des disgracieux… Bien qu’ici on ne rechigne pas à flirter avec l’érotisme et autres disciplines plutôt osées, la spécificité de la maison tient quand même à sa volonté de désexualiser la nudité. « En tant qu’homosexuel, j’aime les corps d’homme, or on en voyait jamais ou toujours sexualisé. Moi j’ai donc voulu aborder la nudité de manière à la fois frontale et légère en passant par l’humour ou par l’esthétisme. Tous les corps peuvent être beaux et artistiquement c’est hyper intéressant, ça ne triche pas, on voit tous les muscles, tout ce qui est en marche, c’est incroyable ! », s’enthousiasme Stéphane Lafage.

Provocateur, le Kalinka l’est assurément, mais jamais dans le vide, toujours dans un souci de plus grande ouverture et d’acceptation. Pour le public, « qui ne manifeste quasiment jamais de comportement déplacés face à la nudité » – comme quoi tout dépend toujours de la démarche des créateurs – comme pour les artistes. « Se mettre à poil n’est jamais évident, généralement c’est une étape importante dans un parcours qui débloque des choses et rend fier », indique le patron des lieux.

CENSURE DE CHASTETÉ

Laure, alias Pearly Poppet, organisatrice du Rosa burlesque festival à Toulouse et productrice de plusieurs spectacles avec sa collègue Carlotta Tatata, abonde totalement dans ce sens. Suite à un drame dans son parcours personnel, la pratique de l’effeuillage burlesque, discipline qu’elle a découverte en Australie, a été pour elle une forme d’art thérapie. « La majorité des personnes que je vois dans mes cours ont aussi connu des choses difficiles. L’effeuillage permet de se réapproprier sa sensualité, c’est une libération, voire une sublimation », assure celle qui enseigne aussi la discipline. Même si Stéphane Lafage dénonce une certaine hypocrisie du burlesque, indiquant que le fait de cacher les tétons ne fait qu’augmenter la dimension sexuelle. Pearly Poppet insiste : « Il y a plusieurs courants. Dans la tradition américaine, il existe effectivement un certain puritanisme qui consiste à cacher les tétons et le sexe mais en Europe, dans l’héritage du cabaret, la nudité totale est très présente. Elle est encore possible aujourd’hui, c’est un cap à passer ». Pour l’effeuilleuse, c’est justement le rôle de l’art que d’interroger ces frontières entre nudité, sensualité, sexualité. « C’est à chacun de mettre son propre curseur. Certains peuvent trouver ça dégradant, d’autres peuvent être émoustillés. En tout cas, il existe une grande différence entre le striptease, dont l’intention consiste uniquement à exciter et l’effeuillage qui contient un propos artistique – à travers le chant, la danse, le théâtre, le cirque – mais aussi humoristique ou militant ».

En effet, la nudité dans l’art est toujours une manière d’affirmer que le corps, en particulier celui de la femme, est politique. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer le degré fou de censure atteint par les réseaux sociaux au moindre sein qui dépasse. À l’image d’Ophélie Matton, notre artiste du mois (voir p.12 du magazine de novembre), tous nos interlocuteurs ont fait l’expérience de posts, voire de comptes subitement supprimés, et ont appris à ruser pour contourner le couperet de ces si pudiques robots-algorithmes afin de pouvoir continuer à promouvoir leurs activités. C’est aussi le cas de Philippe Ringeval, photographe qui mène un travail esthétique autour du nu à la fois pour des magazines et expositions, ainsi que pour des commandes avec des personnes n’ayant jamais réalisé de séance photo. « Il y a un retour en arrière, la censure des réseaux est en train d’infuser dans la société alors que dans le même temps, le porno est accessible à n’importe qui. Tout se mélange, il n’y a plus de distinction entre nudité et pornographie », observe-t-il.


La censure des réseaux est en train d’infuser dans la société alors que dans le même temps, le porno est accessible à n’importe qui

La différence est pourtant primordiale. Dans sa démarche, Laurent Ringeval passe ainsi par de nombreuses séances et discussions afin d’installer un climat de confiance. « Mon objectif est de ne pas avoir de regard masculin sur les corps, je ne les juge pas, je veux en tirer les émotions pour aller vers l’acceptation de soi. D’ailleurs, je ne fais jamais de retouche », explique-t-il. Pour ses projets qui abordent des thèmes de société comme le non-respect du consentement, la normalisation des corps, l’écologie ou encore la dépression, le photographe regrette le nombre trop faible d’hommes prêts à se mettre nu. « Cela vient d’une plus grande difficulté à montrer leurs émotions et leurs faiblesses, à se sentir vulnérable. C’est dommage car ce qui est beau dans la nudité, c’est que nous sommes tous à égalité. Il n’y a pas de mode, pas de classe sociale, pas de marqueurs temporels ». De toute façon, comme le dit si bien Pearly Poppet, et comme le confirme l’addiction moderne à Basic Fit, « un corps ça ne va jamais, même les personnes dans les normes de beauté ont des complexes ». Il faut donc du nu pour apaiser une société obsédée.