[ÉTAT DES LIEUX]
CULTURES DE L’IMAGINAIRE,
LE POUVOIR FANTASTIQUE !
Après avoir été dénigrées, elles sont aujourd’hui partout. Dans les rayons des librairies, dans les loisirs du quotidien, les concerts ou même dans des festivals dédiés, les cultures de l’imaginaire trônent désormais sur un monde à réenchanter. Tour d’horizon avec quelques fantastiques toulousains.
| Nicolas Mathé
Un adulte créatif est un enfant qui a survécu ». Allez bim, vous en voulez de la citation qui claque pour démarrer un article ? Surtout que celle-ci, signée Ursula K. Le Guin, autrice américaine spécialisée dans la littérature de l’imaginaire, a le mérite de stimuler les neurones. « Survivre » ? L’amie Ursula suggérerait-elle qu’il y aurait une sorte de passage dans la vie où il serait de coutume de tuer les enfants (euh l’enfance) ? Comme si après la période exaltante de la découverte et du champ de tous les possi- bles, celle où l’on espère quand même un peu qu’il soit réellement possible de s’empiffrer d’un festin imaginaire comme les enfants perdus dans Peter Pan, venait un moment où une infernale machine à broyer l’imaginaire se mettait en place pour faire naître une nouvelle personne, plus rationnelle.
ENFANCE PRODIGUE
Une chose est sûre, tout en ayant bien l’apparence d’adultes, les êtres interrogés pour cet état des lieux consacré aux cultures de l’imaginaire et au fantastique à Toulouse ont visiblement tous échappé au massacre. Les sensations de l’enfance sont encore là, très présentes. « J’ai six ans, mon frère me réveille en pleine nuit, tout excité parce qu’il vient d’atteindre le premier donjon dans Zelda. C’était extraordinaire », souffle Nicolas Chaccour. Mais ce qui a plus durablement encore marqué le fondateur du Neko Light Orchestra et du Festival Echos et merveilles, c’est la musique qui accompagnait les jeux vidéo, les dessins animés et autres sagas de son enfance. « Je bloquais notamment sur la musique de Ranma ½, et il se trouve qu’il y avait derrière un grand artiste. L’idée de rendre hommage à ces compositeurs de l’ombre, bien moins connus que les licences, ne m’a jamais quitté ».
Presque 30 ans après le choc Zelda, Nicolas Chaccour remplissait l’Olympia en réinterprétant la bande son du jeu culte avec le Neko Light Orchestra, orchestre rock spécialisé dans les musiques des cultures de l’imaginaire (Miyazaki, Harry Potter…). Imprégné de grandes aventures, l’insatiable rêveur est allé encore plus loin en imaginant un monde à part entière dédié à sa passion : le festival Echos et Merveilles, implanté depuis 4 ans à Bruguières. Concerts, immense salon du livre de l’imaginaire, animations, ateliers, chasses au trésor… « Tout est fait pour raconter une histoire et permettre au public de s’évader en élargissant au maximum les horizons », résume Nicolas Chaccour, tout heureux d’annoncer la venue lors de la 5ème édition de Bear McCreary, compositeur de Walkind Dead, Outlander ou Battlestar Galactica. L’avantage avec l’imaginaire, c’est que le territoire est tellement vaste qu’il y en a forcément autour de nous.
À Toulouse, on peut par exemple danser dans une ambiance Charlie et la chocolaterie lors des soirées electro Candyhouse‘s Oompa Loompa, se procurer les dernières sorties en Romantasy au Comptoir du rêve, librairie notamment spécialisée dans ce genre qui cartonne auprès des jeunes, ou encore se plonger dans un récit de Jean-Claude Dunyac, ancien ingénieur chez Airbus et écrivain reconnu de science- fiction depuis les années 80. La Ville rose est aussi considérée comme une capitale du manga en France et commence à se faire une belle réputation dans le domaine du jeu vidéo avec des studios comme Rundisc, qui a décroché le prix du meilleur jeu vidéo français en 2024 pour Chants of Senaar.
Une omniprésence vécue un peu comme une revanche par tant de passionnés longtemps regardés avec un poil de dédain. « On est passé d’une culture de niche très critiquée à une culture dominante, jamais on n’aurait pu imaginer ça il y a 15 ans. Notre géné- ration a aboli les frontières », claironne Nicolas Chaccour. Cette démocratisation fait qu’on observe aujourd’hui des mutations qui enrichissent le paysage de l’imaginaire, comme dans le cinéma. « Depuis quelques années, il y a un renouveau grâce à la rencontre entre le cinéma d’auteur et l’horreur-fantastique, par exemple avec les productions du studio A 24, les films de Julia Ducournau (Grave, Titane) ou plus récemment de Coralie Fargeat (The Substance). Avant, c’était un peu le désert, on ne croisait pas beaucoup le cinéma fantastique en salle », relate Yoann Gibert, instigateur du Grindhouse Paradise avec deux amis. Leur envie : créer le festival dont ils rêvaient en tant que spectateurs ; un événement festif et populaire dédié au cinéma fantastique contemporain qui s’est déjà fait une belle réputation en à peine cinq éditions. Horreur, science-fiction, onirique, série z… Un film Grindhouse doit avant tout « saisir à bras le corps le fantastique en allant au bout de son concept », précise Yoann Gibert, tombé personnellement dans la marmite avec les DVD loués en famille au vidéo club : Terminator, Predator… « Le fantastique, c’est la Madeleine de Proust, je me souviens parfaitement du sentiment d’émerveillement devant certains films. Quand tu es dans l’apprentissage, les émotions sont multipliées par 10, c’est les montagnes russes ! »
MIROIR MON BEAU MIROIR
L’enfance, on y revient forcément. C’est aussi dans ses souvenirs initiatiques qu’Al’Tarba, beatmaker toulousain ayant travaillé avec des artistes prestigieux comme Seth Gueko, Nekfeu ou Dooz Kawa, puise l’univers sonore si intense qui caractérise notamment ses projets personnels. Dans son album La fin des contes, en particulier, l’artiste confrontait le cauchemar et le rêve, l’insouciance et la gravité, interrogeant ces mythes dans lesquels on nous plonge très tôt, la manière dont ils marquent notre subconscient et les leçons qu’ils font germer en nous. « C’est avec la découverte de l’abstract hip-hop qu’est venue la volonté de faire naître des images dans mes instrus. J’ai réalisé qu’on pouvait raconter des histoires sans paroles, en occupant tout l’espace sonore d’un morceau. Depuis, j’essaie de retranscrire en musique les sensations que j’ai pu éprouver gamin. Comme quand je n’avais pas envie d’aller à l’école, une émotion désarticulée que je traduis par du breakcore un peu clownesque ».
Rogue Monsters II, son dernier projet en date en collaboration avec Senbeï, s’inspire aussi de ces sales créatures qui peuplent l’inconscient collectif. Les deux compères viennent d’ailleurs tout juste de sortir deux bonus track inédits intitulés… « Invaders » et « Monsters attack ». « Au delà de l’intensité, je crois que ce qui fascine dans le conte, dans le fantastique en général, c’est l’aspect métaphorique. C’est bien connu, on passe par l’imaginaire pour mieux traiter de sujets bien réels », poursuit Al’tarba.
Le fantastique comme miroir de la société, pour la questionner et sonder ses limites morales, ce n’est pas nouveau confirme Yoann Gibert : « Il y a eu Godzilla pour conjurer les angoisses nucléaires du Japon, Soleil Vert qui évoquait déjà les questions écologiques sous le prisme de la science-fiction dans les années 70… L’imaginaire est toujours lié au réel, il permet de changer l’angle de vue ». Son expansion ces dernières années dans la production artistique est à l’évidence le reflet d’une époque anxiogène. « C’est un refuge, plus le monde va mal, plus on a besoin de culture de l’imaginaire », tranche Nicolas Chaccour. Le chef d’orchestre a d’ailleurs un projet en tête qui l’obsède : l’histoire des derniers humains qui se font refouler de toutes les planètes où ils cherchent à émigrer. Toute ressemblance avec des faits existants ou ayant existé serait tout sauf une coïncidence.