LES DJ’S DU QUOTIDIEN :
Dans les bars et cafés-concerts de Toulouse
[CLUTCH AUX ARCHIVES] Article publié dans Clutch#55 (septembre 2017)
On les a surnommés les Dj’s du quotidien. Entre contraintes esthétiques, adaptation au public selon les horaires, et exercice d’endurance, ils renouvellent la tradition de la culture musicale dans les bars de Toulouse. Infatigables, ils blindent l’agenda de Clutch tous les mois depuis 5 ans. Il était temps de leur rendre hommage.
| Paul Muselet
23h. Les clients attendent patiemment leur russe blanc au comptoir du Nasdrovia, dans une ambiance hip-hop nineties. Inutile de chercher le déroulé d’une quelconque playlist… la source des hostilités se situe au sous-sol ! En bas, on salue Dj Nice affairé aux platines. Sourire aux lèvres, le Toulousain se fait plaisir, mais n’oublie jamais d’observer les réactions du public. « C’est un métier !» sourit François, patron du bar, ancien Dj, et collectionneur de vinyles. « Je suis dans une logique de carte blanche, car je considère qu’un Dj connaît son boulot de A à Z. Il doit gérer son set en étonnant les gens avec de bons morceaux, au bon moment, et dans les esthétiques qu’il maîtrise. On a beau travailler par affinités, il y a quand même un contrat à remplir ! ». Majoritairement amateurs, issus des radios associatives, collectionneurs de disques ou simples passionnés, les « Dj’s du quotidien » sont spécialisés dans un domaine où l’expérience de terrain et la connaissance du dancefloor ne s’improvisent pas.
Ayant fait ses armes à Radio Campus au milieu des années 90, Dj Païkan se souvient de l’explosion du phénomène au début des années 2000 : « la transition s’est faite naturellement par rapport à la culture de l’époque. Il y a eu une forte demande et les barmen ont suivi. Cela ramenait plus de monde, coûtait moins cher en bière et en argent pour le défraiement des musiciens. Le tout en contrôlant plus facilement le débit sonore pour ne pas gêner le voisinage. Bref, pour eux, c’était vraiment du pain béni ! ». Loin d’être nouvelle, cette pratique s’inscrirait dans la continuité d’une longue tradition. « Je la vois comme la culture du piano-bar réactualisée via les platines, ni plus ni moins ! Il faut que la clientèle passe un bon moment, apprécie la musique et finisse par danser. Ce n’est pas une science exacte et c’est tout le challenge de l’exercice… surtout avant minuit ! ».
À Toulouse, le public peut faire ses choix de sortie en fonction des lieux, ou bien même des Dj’s, spécialisés dans des sélections majoritairement afro-américaines (soul, funk, hip-hop…), latines (cumbia, salsa, forró…) ou electro(voir encadré). D’autres, comme Mamelle Bent, refusent les étiquettes, préférant miser sur la diversité musicale et l’ouverture : « pour moi, quand on se spécialise trop, il n’y a plus de surprises, plus d’excitation. Alors qu’il y a plein de gens avides de découverte dans tous les styles. En France, on est vite tentés de tout compartimenter en opposant le mainstream à l’underground. Pour certains, par exemple, c’est honteux de passer un titre de Justin Timberlake… Très franchement, je ne comprends pas pourquoi ! Dans mes sets, j’essaie d’apporter un état d’esprit plus « anglais ». Quelque chose d’ouvert, et de plus détendu ». Outre le choix des esthétiques, le Dj se frotte à une autre contrainte : le créneau horaire.
PLAISIR ET INTÉGRITÉ ARTISTIQUE
Dans les bars, le Dj electro Ré Fa distingue trois rythmes de soirée correspondant à diverses « stratégies ». « En début de soirée, il faut aller chercher les gens. En pleine nuit, les gens ont des attentes ciblées ; ils savent ce qu’ils viennent chercher. Et l’after… c’est spécial. Personne ne fait vraiment attention à ce que tu fais ! ». Résident de l’ancien bar de nuit Hold-Up deux ans durant, Dj Mayday confirme la règle : le registre de l’after place le Dj dans une logique de management stricte, où la consommation de la clientèle au bar prend l’ascendant sur les goûts musicaux. « Au niveau de l’exercice cela n’a rien à voir. Je ne pouvais pas tout jouer, c’est clair. Dans la gestion du dancefloor, j’essayais de rester moi-même avec les contraintes qu’on me fixait, en jouant les morceaux « radio » qui me déplaisaient le moins. Mais au final, cela ne m’aurait pas dérangé que mon nom de Dj n’apparaisse pas lors de ces soirées. J’avais un peu la sensation d’être un élément de déco, ou au mieux un membre du personnel au même titre que le portier ! ».
Dans d’autres contextes,il serait pourtant possible de vivre de ses sets en échappant aux concessions artistiques. « Quand je joue dans un bar en tant que Dj Mayday, c’est différent. Je « fais le boulot », mais à ma façon et en me faisant plaisir ! ». C’est aussi le cas de Dj Yeahman, régulièrement invité à Toulouse et dans la région pour ses sélections pointues, orientées tropical bass, cumbia et afro-house : « j’ai toujours cherché à resserrer mon spectre musical. Ma logique, c’est de dépasser les choix attendus. Si j’arrive à faire danser les gens sur des morceaux qu’ils ne connaissent pas, ma soirée est réussie ! L’avantage, avec cet état d’esprit, c’est qu’on ne se restreint pas aux bars. On peut aussi être programmés dans les salles de concerts, si les esthétiques de la soirée correspondent ! ».
Plaisir et investissement artistique constitueraient donc l’essentiel secret de longévité de ces Dj’s, souvent aux platines des bars plusieurs nuits par semaine ? Selon Claire Hugonnet, programmatrice au Père Peinard, la répétition des soirées aurait eu raison de la motivation de certains acteurs de la scène, éreintés par la fréquence des mix. « Les gens ne se rendent pas toujours compte, mais jouer de nuit pendant quatre heures, plusieurs fois par semaine, et jusqu’à la fermeture des bars, c’est usant ! D’année en année, certains Dj’s changent d’établissement, de style, de concept… ou passent carrément à autre chose. Le turn-over est constant ». Aux dernières nouvelles, on assisterait aujourd’hui au retour des formations acoustiques dans les bars. Un symptôme de l’épuisement des Dj’s ? Claire Hugonnet dresse un autre diagnostic: « il y a deux ans, on ne voyait presque que du mix ! Cette vague s’est un peu essoufflée au profit du live. Il faut dire que le créneau des salles est beaucoup plus restreint en centre-ville… ».
Visuel : © La Fée Clutchette
3 QUESTIONS À… DJ NO BREAKFAST
Activiste boulimique et insomniaque depuis de nombreuses années, No Breakfast s’est fait un nom dans les esthétiques « world » au sens large, la collection de vinyles rares, la création sonore… et les mix dans les bars bien sûr ! De multiples casquettes ayant fait de lui l’un des rares Dj professionnels à Toulouse.
Vivre du mix, c’est possible ?
La preuve ! (Rires) Au début, je ne voulais pas être intermittent. Je mixais juste pour le plaisir, mais comme j’avais l’occasion de jouer pour des événements de la Mairie, j’ai vite dû déclarer mon activité. Dans les bars, c’est Yannick, du Breughel, qui m’a encouragé à le faire. Le GUSO (paiement des cotisations sociales pour la production d’un spectacle vivant, Ndlr) est un système simple, et beaucoup de bars s’y sont mis depuis. Là-dessus, les Dj’s toulousains doivent une fière chandelle au collectif Culture Bar-Bars !
Est-il difficile de faire valoir ses droits au même titre qu’un musicien ?
Les mentalités ont évolué, mais c’est une question d’état d’esprit. Je considère ma pratique comme un travail, car la notion de sacrifice est bien présente. Je continue à sillonner le monde pour dénicher des disques, je suis toujours en veille, et je dors très peu !
Quelle est ta spécificité ?
Je pense qu’on m’appelle pour la rareté des sons, et parce que j’assume les partis-pris. Quand je mixe lors de mes soirées Stoned Thursday au Nasdrovia, certains sont déçus. Ils trouvent ça trop lent et me demandent autre chose après trois mojitos ! Mais il faut tenir bon ! Ceux qui aiment resteront et reviendront.