[ÉTAT DES LIEUX]
CULTURE DANS
L’ESPACE PUBLIC :
L’ART QUI VIENT… À NOUS !

À la rue, la culture ? Et si ce n’était pas là, dans l’espace public, qu’elle s’épanouirait le mieux, à la rencontre d’un public pas forcément initié ? Arts plastiques, street art, théâtre, cirque, musique… Les expériences en extérieur bourgeonnent à Toulouse pour enchanter le quotidien du plus grand nombre.

| Nicolas Mathé

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eut-être ne les avons-nous jamais remarquées ? Ou peut-être qu’un jour, plus disponibles, nous nous sommes arrêtés, interrogés voire émus, devant ces œuvres d’art qui font partie de notre quotidien commun. Elles sont là, dans l’espace public, et c’est certainement ce qui fait leur charme, au delà de tout jugement esthétique.
À Toulouse, chercher ces gestes artistiques posés ici et là donne vite à la balade urbaine une allure de chasse au trésor. Le premier indice est plutôt facile, il suffit de prendre le métro ou le tramway. Le réseau Tisséo se revendique ainsi comme la plus grande galerie, avec 48 œuvres d’art contemporain de créateurs comme Sophie Calle ou Jean-Michel Othoniel. De la même manière, certaines sont impossible à rater comme l’énorme « intestin » rose du jardin Raymond VI que les enfants adorent escalader, une sculpture de Franz West intitulée Agoraphobia. Pour d’autres, il faut un peu plus fouiner, à l’image d’une peinture de Virgine Loze, cachée dans la liaison piétonne entre le jardin Raymond VI et l’hôpital La Grave. Une concentration due en partie à l’ex Printemps de Septembre, festival d’art contemporain qui a toujours été attentif à la question de l’espace public. Devenu le Nouveau Printemps (voir magazine) depuis l’an dernier, l’événement a encore renforcé cette dimension en invitant des artistes associés à travailler directement sur un quartier, en s’inspirant de son architecture et de son histoire. Deux œuvres de Matali Crasset, créées pour l’édition 2023 dans le quartier Saint-Cyprien, viennent d’ailleurs d’être pérennisées.

Mais de manière bien plus massive, ce sont les artistes eux-mêmes qui ont fait de l’espace public un terrain de jeu. Toulouse est ainsi l’une des villes françaises qui compte un des plus jolis patrimoine en matière de street art. L’histoire de ces précurseurs désireux de mettre le graff au cœur de l’espace urbain est accessible à tous sur les murs de la ville. La Symphonie des Songes de Miss Van, sur la façade du Centre occitan des musiques et danses traditionnelles, l’immense fresque de la Truskool au 50Cinq, Les Chimères de 100Taur, rue des Anges, la bataille de Toulouse de 1814 par Snake, avenue Raymond Naves… Tous ces spots font aujourd’hui l’objet de visites guidées artistiques. Il faut dire que du côté des collectivités locales et des promoteurs, l’intérêt pour l’art dans l’espace public ne cesse d’augmenter. Réponse à une demande citoyenne d’émotion esthétique, rayonnement d’une ville instagrammable ou simple vision décorative… Quelles que soient les raisons, à partir du moment ou une œuvre s’inscrit dans l’espace public, celle-ci dépasse le cadre de l’art pour acquérir une portée urbanistique. Des artistes comme ceux de l’Atelier 2000 (voir magazine) rêveraient d’ailleurs de revisiter la signalisation urbaine pour rendre la ville plus vivante et vivable.



Nous sommes sortis dehors parce qu’il faisait froid dedans

TRAVAILLEURS DE RUES

Reconnaissance institutionnelle ou récupération, la question se pose aussi dans le théâtre de rue. Une discipline qui trouve, elle aussi, son origine dans la volonté de contester un système établi. « Comme le dit la célèbre formule un peu fondatrice, « nous sommes sortis dehors car il faisait froid dedans ». Il s’agissait de s’opposer au théâtre classique en misant sur les notions de droits culturels, de commun, de festif… Affirmer aussi que la culture n’est pas descendante, dans la lignée des valeurs de l’éducation populaire », retrace Mathieu Maisonneuve, directeur de L’Usine qui vient de quitter ses fonctions.
Ce lieu atypique retrace presque à lui seul l’évolution de ce que l’on appelle aujourd’hui les arts de l’espace public. Parti d’un squat dans une ancienne usine d’équarrissage à Blagnac en 1986, le projet s’exile à Tournefeuille en 1994 avec la location d’une menuiserie, avant qu’un nouveau bâtiment, pensé par et pour les occupants ne voit le jour en 2008 avec le soutien de la Métropole.
Depuis 2016, L’Usine est officiellement l’un des 13 Centre national des arts de rue et de l’espace public (Cnarep) en France. Le seul à abriter quatre structures permanentes : les compagnies La Machine et Le Phun, le studio d’animation La Ménagerie et le bureau de production Les Thérèses. Résidences d’écriture, de construction, de répétition… L’Usine accompagne et diffuse les artistes portant un nouveau regard sur les espaces publics. Elle programme également une saison dans des lieux toujours surprenants sur le territoire métropolitain. « Nous défendons une vision autre que seulement « animatoire » et spectaculaire de la rue. On essaie d’instaurer une relation plus intime avec le public », poursuit Mathieu Maisonneuve. Pour cela, L’Usine cultive autant que possible la coconstruction avec les compagnies, les collectivités et les habitants. « Une des spécificités des arts de la rue est le travail en amont sur un territoire avec un temps de présence souvent nourri par les habitants. La volonté est bien sûr d’aller chercher des personnes qui ne franchissent pas les portes des théâtres. Ce sont des tentatives, il y a des échecs évidemment mais notre ADN est le « faire avec » », explique Claire Colzy, administratrice de l’Usine.

Côté public, « chaque spectacle est un moment unique à un endroit particulier, forcément dépendant
du contexte. L’extérieur est en soi un facteur de sensibilité
», rajoute Lucile Gaillard, chargée de production à L’Usine. Parfois même, les arts de rue prennent la forme d’irruptions surprises dans l’espace public faisant des passants des spectateurs malgré eux. Une manière d’enchanter le quotidien à l’image de La lévitation réelle, de la compagnie L’Immédiat, parenthèse circassienne poétique proposée par L’Usine le 2 juin dans le centre-ville de Toulouse.

MUSIQUES À L’AIR LIBRE

Enjeu contemporain majeur, comme l’a montré la crise des Gilets Jaunes, le travail de L’Usine sur l’espace périurbain s’avère complémentaire avec ceux d’Arto (voir magazine), dans le sud-est toulousain ou Pronomade(s) (voir magazine) dans le Comminges, en milieu rural. Ce paysage dense, bien que fortement impacté par la réduction et la concentration des financements, perpétue la tradition héritée des arts forains ou des carnavals de faire débouler surréalisme et gaieté dans la rue.

En musique aussi, les initiatives se multiplient hors des salles de concert. Collectif musical toulousain attiré par les chemins de traverse, Freddy Morezon expérimente des formats insolites de rencontre avec le public. « C’est une façon de voir la culture. Plein de gens ne mettent jamais les pieds dans une salle, il faut essayer d’aller les surprendre. D’autant plus quand on défend des musiques de niche qui souffrent d’une certaine étiquette », assure Alexandra Cirotteau, responsable de l’animation culturelle chez Freddy Morezon. Le collectif s’est lancé depuis l’an dernier dans un projet de territoire innovant intitulé Court-circuit. L’idée ? Créer, en coopération avec les habitants, un parcours musical et sensible, à la manière des sentiers de Grande randonnée. Après une première édition en 2023 à l’université Jean-Jaurès, le collectif réitère l’opération le 8 juin sur les quartiers du Mirail et de la Reynerie. Un temps de restitution festif indissociable du travail de fonds réalisé, au préalable, pendant plusieurs mois. De nombreuses résidences ainsi que des ateliers en partenariat avec des associations sont en effet organisés pour permettre aux habitants de partager leurs pratiques artistiques et la façon dont ils voient leur quartier. Une équipe de 10 artistes (musiciens, plasticiens, chorégraphe, scénographe) est dédiée à ce projet. « Tous intéressés par ces questions de lien direct avec le public mêlant culture, travail social et urbanisme », précise Alexandra Cirotteau. Alors que différentes crises, sécuritaires puis sanitaires, ont largement chamboulé la façon d’appréhender l’espace public, les différents acteurs semblent plus déterminés que jamais à explorer cette question de l’extérieur comme le champs d’épanouissement d’une culture plus horizontale et démocratique.