[Cinéma] American Cosmograph | sam. 6 déc. | 20h à l’aube | 25 € | american-cosmograph


L’orwellisation du monde n’est plus à démontrer. D’ailleurs, l’adjectif « orwellien » est tellement passé dans le langage courant qu’il parle même à ceux qui n’ont jamais ouvert 1984, sans doute le plus célèbre des romans d’anticipation dystopique. Mais cette postérité n’a-t-elle pas réduit, à la surveillance toute puissante de Big Brother, la pensée même de George Orwell ?

C’est en retombant sur le court récit « Pourquoi j’écris », essai publié en 1946, que le cinéaste Raoul Peck a voulu se replonger dans la tête de l’écrivain et journaliste George Orwell. Convoquant l’œuvre de l’auteur pour l’envoyer percuter notre réalité, 2+2=5 n’est pas une biographie mais une exploration des idées qui traversent la littérature orwellienne jusqu’à aujourd’hui. En prenant pour titre la formule mathématique erronée que le Parti oblige ses sujets à avaler, son documentaire s’intéresse moins à la surveillance de masse qu’à la manière dont la destruction du langage sape les fondements même de la démocratie, ouvrant une porte béante aux néo-fascismes.
Ce sont les fameux préceptes de la novlangue, que George Orwell résumait ainsi : « La guerre c’est la paix, la liberté c’est l’esclavage, l’ignorance c’est la force ». Slogans qui, malgré leur absurdité kafkaïenne, deviennent acceptables et acceptés à force de répétition.

Reprenant les mots de l’auteur pour les plaquer sur une profusion d’images d’archives ou de vidéos contemporaines, Orwell 2+2=5 met à nu les mécanismes de la désinformation dans notre monde de post-vérité algorithmique ; ou comment mensonge et dissimulation ont fait glisser les démocraties occidentales dans des régimes autoritaires.
Élaboré durant la dernière campagne de Donald Trump, le documentaire suit un procédé façon marabout-bout-de-ficelle à coup d’extraits d’actualité (l’Ukraine, la Palestine, l’assaut du Capitole…) mais aussi d’œuvres de fiction (plusieurs Ken Loach, notamment Land & Freedom), non pour se contenter d’illustrer des mots mais pour créer un dialogue entre la pensée de George Orwell et notre réalité.

Francophone d’origine haïtienne, auteur de fictions et de documentaires aussi lucides qu’animés par une véritable rage de justice (I am not your Negro ou l’essentielle mini-série Exterminez toutes ces brutes), Raoul Peck poursuit ainsi sa déconstruction des récits dominants.
Orwell 2+2=5 n’est pas seulement un véritable événement cinématographique, ni même le film de l’année. C’est peut-être bien celui de nos vies.


Le plus classique
1984 – de Michael Radford



Contrairement au livre, aucune adaptation « littérale » de 1984 n’a véritablement marqué les esprits. Aujourd’hui régulièrement disponible sur les sites de streaming, la version du réalisateur anglais Michael Radford demeure sans doute la plus connue. Sortie à dessein en 1984, elle est d’une fidélité presque religieuse au texte d’origine. Enchaîner la projection après celle de 2+2=5 montre pourtant que, malgré ce dévouement, ce 1984 là ne parvient pas à retranscrire toute la modernité de la pensée orwellienne.
Au contraire, Michael Radford ne semble pas tant intéressé par l’anticipation que par une sorte de bilan rétrospectif : sa recréation de l’architecture (physique et mentale) tentaculaire du Londres d’Oceania est plus proche de condenser les différents totalitarismes du XXᵉ siècle, opérant une synthèse entre nazisme et stalinisme.

Presque anachronique avec sa technologie désuète, le film n’en demeure pas moins troublant, particulièrement lorsqu’il montre comment le Parti exalte les foules en créant des ennemis intérieurs et extérieurs de toutes pièces afin de conserver l’adhésion du Peuple.
Ça ressemble à l’idée qu’on pourrait se faire du fonctionnement de la République Démocratique de Corée du Nord. Ça ressemble aussi, parfois, à un journal télévisé bien de chez nous.

Le plus actuel
Soleil Vert – de Richard Fleischer



Longtemps resté dans les marges des grandes œuvres d’anticipation, le film de Richard Fleischer a petit à petit gagné ses galons d’indispensable en se rapprochant de nous. Situé en 2022, il met en scène une New-York suffocant sous la pollution, la surpopulation, le poids des inégalités (une poignée de riches vivent dans de beaux buildings sécurisés, les autres s’entassent dans des immeubles insalubres), le racisme, l’objectivisation du corps des femmes (elles sont vendues et détenues comme « meuble », terme autrefois usité par les marchands d’esclaves), les répressions policières, l’agrotechnologie, les pénuries de diverses sortes et l’industrialisation de tout – jusqu’à la mort elle-même.


Sorti en 1973, année du premier choc pétrolier et point de départ des crises systémiques du capitalisme, un an après la publication du « Rapport Meadows, Les limites de la croissance (dans un monde fini) » (1972), Soleil Vert a anticipé notre présent avec une acuité terrifiante. Nous ne regardons pas Soleil Vert, c’est lui qui nous voit.

Le plus rétro
Planète Interdite – Fred M. Wilcox


C’est l’heure de la pause fun avec le charme rétro de Planète Interdite. Premier film de science-fiction tourné en couleurs et en Cinémascope, le film de Fred M. Wilcox demeure un grand classique tel qu’Hollywood savait les faire dans les années 50. Lointainement basé sur La Tempête de Shakespeare, il déploie une SF aussi poétique que désuète mais qui n’en reste pas moins un jalon essentiel de l’histoire du cinéma.

En premier lieu par son utilisation des effets pratiques, mais aussi par sa bande son : la première entièrement électronique, composée par Louis & Bebe Barron. On lui doit aussi l’existence de Robby le Robot, premier de son espèce a être passé de personnage secondaire à personnage principal (dans le médiocre Le cerveau infernal) et à avoir été interviewé ! Prends ça ChatGPT !



Le plus jubilatoire
Starship Troopers – de Paul Verhoeven


Inutile, sans doute, de revenir sur les polémiques qui ont suivi la sortie de Starship Troopers, en 1997, un grand nombre de critiques outre-Atlantique comme ici (coucou Christophe Honoré) n’ayant rien pipé à l’ironie subversive du film. Il faut dire que le réalisateur de Robocop et Basic Instinct n’y allait pas avec le dos de la cuillère à dépiauter la cervelle.
Réunissant un casting de belles gueules tout droit sorties de sitcom friquées (on était pas encore remis de la fièvre Beverly Hills 90210) pour les envoyer sur une autre planète se faire boulotter par des araignées géantes à grand renfort de gerbes de sang, Paul Verhoeven troussait un spectacle guerrier d’une ébouriffante virtuosité dans l’action et les effets spéciaux.

Manière de soigner la forme pour mieux détourner le fond. Basé sur le roman ouvertement militariste et réac « Étoiles, garde à vous », Starship Troopers retournait les discours de propagande et moquait le lavage de cerveau subi par une jeunesse envoyée envahir une autre civilisation au nom de vagues idéaux, balayant vite fait sous le tapis le fait que l’humanité est, ici, le véritable agresseur.

Quelques années avant l’invasion de l’Irak par l’administration Bush, et alors que nous subissons nous aussi le retour de la rhétorique guerrière dans les discours macronistes, Starship Troopers sonnait comme un avertissement, outrancier, excessif, et jubilatoire. Un véritable modèle de blockbuster pirate et subversif. Autant dire, une espèce disparue.