SPECTACLE & MÉCANIQUE :
Les machines rient

[CLUTCH AUX ARCHIVES] Article publié dans Clutch#71 (février 2019)

L’homme et la machine, une histoire d’amour ? Ça se discute, mais il y a un endroit où ça se passe plutôt bien, c’est dans le spectacle vivant, et on ne dit pas cela parce que vous avez encore des éclats d’Astérion le minotaure dans les yeux. L’histoire ne date pas d’hier… Un petit tour dans notre bidule à remonter le temps ?

| Valérie Lassus

Voler, le rêve de l’homme. Il le sait, pourtant, que ce n’est pas possible ! Ben tant pis, il essaiera quand même. Des machines vont l’y aider et font leurs premiers pas… sur scène. Aristote (IVe siècle avant J. C.), dans La Poétique, témoigne déjà de l’utilisation de machines dans les représentations théâtrales antiques. À partir du XIXe siècle, on appellera cet ensemble de dispositifs la machinerie, invisible et créatrice des illusions indissociables de la notion de spectacle. On vous le glisse en douce, « machine » vient du grec mékhané. Ainsi était nommée la grue en bois servant à hisser les dieux au ciel, deus ex machina

À la Renaissance, période incroyablement riche en innovations scientifiques et techniques, ça le démange, à Homo Sapiens, de montrer tout ce qu’on peut faire de merveilleux avec des machines. De l’Italie déferle la vague du « théâtre à machines »,à partir de 1645 en France. Le but affiché, c’est de frapper les esprits, éblouir, susciter la rêverie. Le texte est au service de spectacles flamboyants où l’on voit des acteurs s’envoler, disparaître au milieu des éclairs ou des vagues furieuses dévorant les planches. On se rapproche de la magie, intellos s’abstenir.

MÉCANIQUE SURRÉALISTE

Cette suprématie des effets techniques ne dure que le temps de la nouveauté. Il existe cependant des héritiers de ce théâtre spectaculaire : les immenses bestioles gonflées des Plasticiens volants ne sont là que pour faire planer nos neurones et nous esbaudir. La compagnie Pipototal joue avec ses structures taillées pour la parade, et Transe Express imagine Cristal Palace sur un lustre géant…

La machine de spectacle a repris du galon au XXe siècle. Son retour s’est fait dans le sillage d’artistes comme Marcel Duchamp et les surréalistes qui voulurent mettre la machine là où elle n’était pas et lui ont ainsi inventé une personnalité : la chose, détournée, peut être drôle, belle, émouvante, vivante. C’est l’époque « tout est art », même un urinoir renversé…

POÉSIE DES ENGRENAGES

La machine s’ébroue, sort, se montre en tant que telle, notamment dans la rue. « Restent les machines à rêver venues par extension du surréalisme dont le résultat (…) trouve sa valeur dans la seule poésie »*, dit Jean-Luc Courcoult, le génial co-créateur en 1979 de Royal de Luxe. Oui, une Machine à soulever les robes, une Machine à tartiner le Nutella, une Catapulte à main peuvent susciter le sourire, le rire, l’émotion, la réflexion. Inspirés par Léonard de Vinci, Jules Verne, Gustave Eiffel, Gaudí, des compagnies comme le groupe Opus, Cirkatomik, Monique ont été de ceux qui ont remis la machine en scène et ont transmis le relais aux roboticiens d’aujourd’hui.

« On a travaillé sur la poésie du mouvement du robot, en choisissant l’abstraction », explique Thomas Peyruse, ingénieur en robotique et créateur de spectacles (voir entretien). « C’est-à-dire en ne regardant plus le robot comme tel, mais comme une forme qui bouge. Donc, on invente une forme abstraite (mais techniquement c’est un robot) et l’œuvre existe en fonction de ce que le spectateur y projette. C’est de l’art abstrait en quelque sorte, ce qui n’est pas possible avec la forme humanoïde. La machine sur laquelle nous travaillons à présent dans l’association Caliban Midi est complètement chimérique. La machine vivante-Créature artificielle est une sorte de grand tapis volant qui interagit avec des danseurs. Au final, on ne parle plus de robot mais c’est la robotique qu’on utilise ».

Aux yeux du public,
ce ne sont pas des robots, ce sont des personnages

ENÔRMES

Au-delà de l’effet impressionnant, de la beauté, de l’humour, l’interaction différente avec le public interpelle. François Delarozière, qui a fait partie de Royal de Luxe et a construit nombre de leurs machines (notamment la saga des géants) avant de fonder sa compagnie, La Machine (voir p.XX), rappelle : « En 1994, avec le Géant de Royal de Luxe naît une nouvelle forme de théâtre capable de raconter une histoire à une ville entière (Nantes) ».*

Le récit s’immisce dans les conversations sur une très grande échelle. L’émotion se vit et se partage en grand, l’expérience perdure bien au-delà du spectacle. Comme ce que plus de 800 000 personnes ont vécu en suivant Le Gardien du temple ou les aventures du désormais célèbre minotaure de La Machine en novembre dernier.

Pour Thomas Peyruse, ces monstres de rue restent, comme tout robot, des marionnettes, ce qui n’enlève rien à leur statut d’instruments servant à interpréter. « Le minotaure, l’araignée ne sont pas humains certes, mais aux yeux du public, ce ne sont pas non plus des robots, ce sont des personnages ».

ROBOTS À GOGO

Le monde du spectacle vivant n’étant pas, en principe, celui des conservatismes, il a toujours été à l’affût du dernier cri technologique. Aujourd’hui, la robotique est évidemment de la fête. Les robots ont vocation à pousser les spectateurs à se poser des questions sur leur place et leur avenir d’humains au milieu de machines de plus en plus présentes (thème amplement développé au cinéma). La chorégraphe touche-à-tout Blanca Li a ainsi créé Robot avec la petite (38 cm) star montante NAO ; Aurélien Bory dans Sans objet, en 2009,mettait en scène un danseur aux prises avec un bras robotisé qu’on aurait dit sorti de chez Renault ; Inferno est une chorégraphie d’Elektra pour danseurs équipés d’exosquelettes ; Artefact, de Joris Mathieu met des imprimantes 3D sur le plateau. Étape suivante, l’intelligence artificielle ?

« Drone, robot et IA sont des mots polysémiques, ça ne facilite pas la vision qu’on peut en avoir », précise Thomas Peyruse. « L’IA en fait, c’est un ensemble de sciences, alors je préfère utiliser la périphrase « réseau de neurones. » Il y a beaucoup à explorer avec cet outil dans les arts, notamment la vidéo, les jeux vidéo. C’est plus difficile dans les arts vivants où on va passer par l’intermédiaire d’un robot, média de l’IA sur le plateau ».

C’est finalement le propre d’une scène que d’être ouverte à tous vents, tous courants, toutes sciences, toutes expériences. Dans le cas des réseaux de neurones, il serait même salutaire que ce lieu soit celui où les questions essentielles soient posées avant la vraie vie. Avis aux docteurs Folamour…

* Le Grand Répertoire – Machines de spectacle, Actes Sud.

Visuel : © La Fée Clutchette

TROIS QUESTIONS À… THOMAS PEYRUSE

Ingénieur en automatique-robotique, clown et comédien. Il travaille notamment avec la compagnie de danse Shonen d’Éric Minh Cuong Castaing sur la mise en scène de machines humanoïdes, de casques de réalité augmentée ou encore de drones au contact de danseurs.

Avec les robots, revient-on au Théâtre à machines façon 17e siècle ?
Il y a bien ce côté « wouah ! »avec les robots. Il n’y a qu’à voir le nombre et le succès des vidéos de démonstrations qui tournent sur YouTube. Mais quand même, par rapport aux machines du XVIIe siècle, les robots permettent d’aller chercher une sorte d’intériorité qui change la donne.

Quelle est la place des robots sur scène ?
Il y a juxtaposition. On pose une machine à côté d’un homme et une relation d’égalité se crée, que je trouve dangereuse, comme la notion de cobotique (collaboration entre les hommes et les robots). Sur scène, il est possible de la questionner. En revanche, quand, dans le milieu du travail, on applique cette pensée-là (de l’égalité avec le robot) ça pose problème car on a tendance à sous-estimer l’homme.

Quels sont les développements de la robotique dans le spectacle actuellement ?
Aller vers plus de finesse, utiliser toutes les possibilités d’un robot humanoïde pour raconter des histoires (comme chez Disney Reseach par exemple). Ou à l’inverse, aller vers plus d’abstraction, refuser la forme humanoïde. C’est ce que l’on fait avec Marion Schnetzler au sein de l’association Caliban Midi avec le projet Machines vivantes – Créature artificielle.