LIBRAIRIES INDÉPENDANTES
À TOULOUSE :
les irréductibles du papier

[CLUTCH AUX ARCHIVES] Article publié dans Clutch#11 (septembre 2013)

Il y a 25 ans, c’est à Toulouse qu’on comptait le plus de m² de librairies par rapport au nombre d’habitants. Entre temps, l’arrivée des supermarchés du livre, dans la ville ou sur la toile, ont eu raison de cette distinction. Faut-il pour autant ranger les librairies indépendantes dans la rubrique nécrologie de nos gazettes ? De part et d’autre de la Garonne, 22 irréductibles libraires résistent encore et toujours à l’envahisseur. Et leur avenir n’est pas aussi sombre qu’il n’y parait.

| Maylis Jean-Préau

En décembre 2011, la fermeture de l’emblématique librairie Castéla, place du Capitole, fit couler beaucoup d’encre. On prophétisa la mort lente des librairies indépendantes du centre-ville au profit des boutiques de fringues pour fashionistas. Branle-bas de combat ! Pour les autres libraires de la ville, pour la municipalité et pour les Toulousains un tant soit peu alphabétisés la fermeture de Castéla est un électrochoc. Ce n’est pourtant pas la première à mettre la clé sous la porte. « Il y a trente ans, on comptait six librairies rue du Taur, cinq rue des Lois, quatre rue Gambetta, il y avait trois librairies religieuses rue Croix-Baragnon, sans oublier la grande librairie Soubiron et beaucoup d’autres… », énumère Christian Thorel, à la tête d’Ombres blanches depuis 1978. En 1980, l’arrivée de la Fnac, alors place Occitane, est un premier coup dur pour les libraires. « Heureusement, un an plus tard, la loi Lang sur le prix unique du livre a protégé la filière et nous a permis de continuer à exister », poursuit Christian Thorel. Tant bien que mal. Si le prix de vente d’un livre est le même à Cultura ou dans une librairie indépendante, cette dernière ne fait pas la même marge puisqu’elle bénéficie d’une remise bien inférieure de l’éditeur. « Avec ces remises, l’ensemble de la chaîne du livre a fait le jeu des librairies industrielles », regrette Éric Floury de la librairie Floury Frères. Amazon, qui écoule de gros volumes et obtient donc des remises de 45 %, « a également contourné le prix unique du livre en offrant les frais de port », pointe du doigt Lucas, de la librairie Terra Nova.

De leur côté, les libraires indépendants ont vu leurs charges considérablement augmenter ces dernières années. Résultat des courses, le bénéfice net d’une librairie indépendante atteint en moyenne 1,5 % de son chiffre d’affaire. Pas de quoi se payer des Louboutin. Pourtant, malgré la précarité financière et la concurrence d’Amazon, qui s’est emparé de plus de 12 % du marché du livre français, les libraires résistent. « Il y a des difficultés mais on continue d’exister, de progresser et de faire vivre des gens », rappelle Christian Thorel dont la librairie emploie aujourd’hui 45 personnes. Même constat à Terra Nova qui connaît une progression à deux chiffres depuis son ouverture en 2004 ou chez Floury Frères.

Nos lecteurs ne sont pas condamnés au Musso

Séances dédicaces avec des auteurs de BD chinois chez Bédéciné, rencontres politiques à Terra Nova, événements quotidiens à Ombres Blanches, week-end jeunesse à l’Autre-rive… Les librairies qui fonctionnent ne se contentent pas de vendre des livres, elles ont transformé leurs rayons en espaces culturels ouverts aux habitants. « Les gens vont sur Amazon ou à la Fnac avec une idée de livre en tête, ils entrent chez nous en quête de conseils. Nos clients ne viennent pas chercher le dernier best-seller, ils ne le trouveront pas. Par contre, on va leur proposer des choses différentes, des marges de la production éditoriale, des livres que nous avons aimés… Ils ne sont pas condamnés au Musso ! », s’amuse Lucas.
En pariant sur l’échange avec le lecteur et une excellente connaissance de leurs bouquins, les libraires réussissent à fidéliser une clientèle d’habitués qui vient chez eux par militantisme. Entrer dans une librairie indépendante plutôt que de cliquer sur sa souris, n’est plus un acte anodin. Surtout après avoir lu l’enquête de Jean-Baptiste Malet, journaliste devenu intérimaire chez Amazon, qui vient de révéler les pratiques stakhanovistes de la multinationale dans son livre En Amazonie, infiltré dans le meilleur des mondes (Fayard). « À chiffre d’affaire équivalent, Amazon emploie 18 fois moins de personnes qu’une librairie ! Nous sommes des ambassades du livre, les librairies indépendantes participent au bien commun de la ville. Les habitants doivent prendre conscience qu’il faut militer pour conserver cet écosystème », lance Christian Thorel.

C’est aussi aux politiques qu’en appellent les libraires toulousains. Si la Ville s’est clairement positionnée en leur faveur, en particulier depuis la fermeture de Castéla, « la Région n’a pas de véritable volonté politique pour la filière du livre », regrette Éric Floury. À Toulouse, les librairies indépendantes sont exonérées de la fiscalité professionnelle, elles détiennent une part importante des marchés publics pour la fourniture de livres et bénéficient du soutien de la municipalité pour négocier un bail a un tarif acceptable, comme ce fut le cas de Siloë en 2010. La mairie est même allée plus loin. « On a clairement menacé Actissia, propriétaire de Chapitre, de préempter s’ils ne faisaient pas en sorte que la librairie Privat soit reprise par un indépendant, et ça a été le cas avec le libraire aveyronnais Benoît Bougerol », explique t-on du côté de la communication de Pierre Cohen.

LIBRAIRIE DE QUARTIER OU SPÉCIALISÉES, L’AVENIR ?
Libraire indépendant est encore un métier d’avenir. Renaud Nayet en est la preuve. En novembre 2012, le jeune homme a ouvert Série B, rue Sainte-Ursule, seule librairie toulousaine spécialisée dans le polar. « L’année a bien commencé, je vise les passionnés, les gros lecteurs. Il y a un retour vers le commerce de proximité, la librairie est en train de devenir un marché de niches, de spécialités. Je pense que le temps des grands lieux de vente comme Virgin est terminé, les gens qui dirigent ces entreprises sont des financiers et pour eux le livre ne rapporte pas assez, ils préfèrent vendre des aspirateurs ! », parie-t-il. Entre ses librairies jeunesse, BD ou théâtre, la rue Sainte-Ursule est la preuve vivante du succès des lieux spécialisés. Toulouse compte également plusieurs librairies ésotériques et une librairie érotique devrait ouvrir ses portes en fin d’année. Sur l’autre rive de la Garonne, les quelques librairies, bien que plus isolées, ont elles aussi réussi leur pari : participer à la vie du quartier et devenir des lieux naturels pour ses habitants. «Quand j’ai ouvert l’Autre-rive en 2008, il n’y avait plus rien à Saint-Cyprien », raconte François-Xavier Schmit. « Rapidement, le lieu a très bien fonctionné et attire les gens du quartier : il y a des familles, des personnes âgées, notre clientèle est très variée. On est devenu un véritable acteur culturel de proximité ».

Visuel : © La Fée Clutchette

TROIS QUESTIONS À… JULIEN (libraire chez Bédéciné)

En 2005, Bédéciné est passée sous la gérance du groupe Album, qu’est-ce que ça a changé?
La librairie existe depuis 1994 et moi je suis arrivé un an plus tard. On faisait de la BD et beaucoup d’affiches de cinéma ainsi que des bouquins sur le ciné également. La première chose qu’à fait Album c’est de supprimer tout le fond cinéma et de remplacer pas mal de livres par des produits dérivés: des figurines de Mario, des peluches et compagnie. On était dirigés par un siège social à Paris qui faisait la course au profit, ça n’a pas été facile.

La clientèle a suivi ?
Pas vraiment, il y a pas mal d’habitués qu’on n’a pas vu pendant sept ans et qui sont revenus quand Album s’est retiré en 2012.

Justement, depuis novembre 2012 Bédéciné est à nouveau indépendante, ça change quoi dans ton métier ?
On est bien plus libres ! Maintenant, notre politique c’est le conseil, pour Album c’était la vente ! Quand les gens viennent chez nous, ils savent qu’on aime ce qu’on vend, on discute bouquins avec eux, on essaie de les surprendre avec des albums peu connus… Nous avons reconstitué notre stock : BD, Comics, dont une partie en VO, mangas, SF, on est devenus plus pointus.