PHASE IV : les fourmis grondent

[VIDÉO] Phase IV | Saul Bass (Carlotta Films)

Quand un graphiste de génie passe à la mise en scène, cela donne Phase IV, variation sur l’Odyssée de l’Espace avec… des fourmis. Un film-trip à expérimenter dans une excellente édition chez le distributeur Carlotta Films.

| Baptiste Ostré

BETTER CALL SAUL
Il a pour ainsi dire inventé l’art du générique, en 1955 sur L’Homme au Bras d’Or d’Otto Preminger. Jusqu’ici morne défilé de noms d’acteurs et de techniciens, l’ouverture des films est devenue une œuvre à part entière, grâce à son talent et son inventivité. Cet art, le designer, graphiste et affichiste Saul Bass le perfectionnera jusqu’à sa mort en 1996, avec le majestueux générique de Casino, fresque mafieuse de Scorsese sortie un an plus tôt. Avant tout reconnu pour ses collaborations avec Alfred Hitchcock, à qui il offrira les emblématiques génériques de La Mort aux Trousses ou Sueurs Froides (ainsi que sa non-moins célèbre affiche), il sera même soupçonné d’être le véritable auteur de la monumentale et séminale scène de la douche de Psychose.

On ne tranchera pas la polémique, mais pourquoi pas, après tout : en dehors de ses activités de graphiste et designer, Saul Bass se frottera à la mise en scène, dès 1964 avec des courts-métrages expérimentaux qui, hors du circuit classique des salles, trouveront principalement leur public dans la sphère de l’art vidéo. Assurément, dans un monde idéal, Phase IV devait changer la donne, et relier le cinéma narratif traditionnel aux obsessions graphiques de son auteur.

Une entreprise dont le point de départ n’est rien de plus qu’une petite série B horrifique. Des fourmis mutantes menaçant l’humanité ? Le sujet rappelle le charme suranné des productions 50’s, notamment les créatures géantes Des Monstres Attaque la ville (Them!). Ou le jubilatoire hommage parodique rendu à ce dernier par Joe Dante dans Panic sur Florida Beach (Mant !, à savourer ici). Mais l’ambition de Saul Bass et de son scénariste Mayo Simon n’est pas d’offrir à nos yeux leur lot d’effets spéciaux à grand spectacle. Si elles impressionnent par leur présence et leur évolution, c’est justement parce que ce sont, en grande majorité, de réelles fourmis qui sont dirigées ici. Une prouesse visuelle toujours impressionnante : il faut voir ces dernières se relayer pour transporter un fragment de poison de plus en plus profondément sous terre, pure séquence de terreur dans laquelle se déploie l’intelligence collective implacable d’une espèce qui, touchée par des rayons cosmiques, se prépare à supplanter l’humanité sur la chaîne alimentaire.


ANT-MAN
Mais ce n’est pas tant l’épouvante qui intéresse Saul Bass que la perspective de délivrer un discours écolo-psychédélique, en vogue dans le cinéma américain des années 70. On pense évidemment au Mystère Andromède ou à Soleil Vert, sorti en 1973 soit un an avant Phase IV. Ou à ce qu’aurait pu donner l’adaptation avortée de Dune par Jodorowski. Le réel but de l’unique long-métrage de Bass est mystique : reconnecter l’être humain à son environnement. Une fusion possible grâce à une nouvelle étape de l’évolution, dont la progression dramatique rejoue les quatre actes du 2001 de Kubrick. « L’Aube de l’Humanité » est ainsi remplacée par celle des fourmis, le monolithe par un soleil mystique, l’appel et la mission vers Jupiter par les observations de deux scientifiques confinés dans un laboratoire… Même la fameuse séquence « Au-delà de l’infini » a droit à sa déclinaison, mariage hallucinatoire du micro & du macro où le réalisateur laisse libre cours à tout son génie graphique. Un kaléidoscope expérimental de collages, superpositions et autres fondus de formes géométriques, hélas réduit à peau de chagrin dans le montage final suite à des projections-tests désastreuses.

Heureusement, la séquence d’origine est visible dans les bonus consacrés à Phase IV par l’éditeur Carlotta. Un coffret par ailleurs complété d’un passionnant livre de 200 pages, making-of décortiquant toutes les étapes de la création compliquée d’un film dont l’échec mettra un coup d’arrêt à la carrière de Saul Bass derrière la caméra. Reste une œuvre singulière, dont les défauts évidents (les personnages ne sont vraiment pas son fort) sont gommés par une créativité visuelle délirante, une mise en scène ingénieuse… et un propos qui trouve forcément un nouvel écho à l’ère du réchauffement climatique.

Photo : Phase IV © Carlotta Films

Bonus : TOP 3 DES GÉNÉRIQUES DE SAUL BASS
#1/ Casino (Martin Scorsese, 1995)
#2/ Sueurs Froides (Alfred Hitchcock, 1958)
#3/ Autopsie d’un meurtre (Otto Preminger, 1958)